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samedi 18 octobre 2025

Kali Malone (et Stephen O'Malley) @Bruxelles

Cathédrale Saints-Michel-et-Gudule (Abrupt Festival) - Bruxelles

Hugo

En Belgique, j’ai l’impression qu’on a moins de mal à investir les lieux de culte qu’ailleurs, pour y proposer des expositions, concerts ou autre. Pour la France, on se souvient bien des problèmes qu’avait posé la série de concerts d’Anna von Hausswolff dans différentes églises, et des annulations qui ont pu suivre. Sans trop m’avancer, je ne suis vraiment pas sûr que les choses se passeraient de la même manière ici, en témoigne le concert de Kali Malone ce soir au sein de la superbe Cathédrale Saints-Michel-et-Gudule de Bruxelles. Celui-ci a lieu dans le cadre du festival Abrupt, organisé avec Bozar et d’autres institutions comme le Botanique, qui explore durant une semaine (concerts, conférences, expositions…) différentes facettes des musiques contemporaines, expérimentales, et électroniques au sens large.

Ce soir, il s’agit donc d’une performance sur l’orgue de la cathédrale, où Kali Malone interprète aux côtés de Stephen O’Malley une partie de son répertoire. Cela intervient également quelques années après que les deux musiciens ont été eux-aussi victimes de coups de pression par des groupes catholiques d’extrême-droite, menant ultimement à des annulations de concert en France. Le phénomène n’est pas nouveau, et je ne crois pas qu’il soit très intéressant de s’attarder sur les motivations des militants – une chose est sûre, il est difficile de croire que Kali Malone, organiste de formation, aurait moins sa place dans ces lieux que quelqu’un d’autre. Par ailleurs, le respect qu’elle témoigne à la musique sacrée fait aussi la singularité de son répertoire, d’une densité déjà hallucinante pour une jeune artiste.

Il convient de le noter : le concert est sold-out depuis plusieurs semaines maintenant, avec pas moins de 800 spectateurs présents ce soir. C’est assez hallucinant, mais plutôt cohérent quand on analyse la trajectoire de carrière ascendante de Kali Malone. De nombreuses personnes se réunissent autour de sa musique, qu’il s’agisse de fans de musique indépendante, électronique, ou même des scènes metal extrême. Cette popularité élargie demeure surprenante, d’autant que le répertoire de l’artiste n’est pas exactement le plus accessible : son premier grand succès est l’album The Sacrificial Code (2019), album d’orgue bouleversant dont la durée atteint presque deux heures. Pas étonnant là-aussi que les choses se soient bien passées avec Stephen O’Malley, depuis 2023 son mari, les deux ayant fait leurs armes dans les musiques underground autant que dans les milieux contemporains plus institutionnalisés. Ce dernier est aussi présent ce soir sur quatre des sept morceaux interprétés.

Je suis loin d’être un spécialise en la matière, mais il me paraît intéressant de revenir sur quelques détails techniques liés à la performance de ce soir. L’orgue de la cathédrale, inauguré en 2000, est une collaboration entre le fabricant d’orgues Gerhard Grenzing et l’architecte Simon Platt. C’est immédiatement marquant : Kali Malone commence son concert en entrant dans l’édifice-instrument, salue rapidement le public, avant de disparaître de notre vue pendant 1h30. Généralement, on ne se pose pas la question de qui joue lorsque l’orgue résonne pendant une visite d’église. L’orgue est comme un petit bâtiment au sein d’un ensemble plus grand, ce qui participe aussi grandement au mystère qui entoure la performance – la possibilité même d’interagir avec le public étant automatiquement supprimée. Cette coupure existe aussi entre l’église et le monde extérieur, car tout est paradoxalement plus calme ici : empreint du son de l’orgue, le lieu est bercé d’une atmosphère sereine, belle, lénitive. Le silence est imposé à chacun sans qu’aucune consigne explicite n’ait été donnée préalablement à ce niveau. Personne ne parle, c’est impressionnant.

Ainsi, expliquer le succès populaire de Kali Malone nécessite selon-moi de revenir à l’origine de sa musique, de l’expérience sonique qu’elle propose. Pour chacun de ses albums, l’artiste développe un rapport particulier à la musique drone, multipliant les variations autour de la forme et des textures, poussant les limites de certains outils. Pour de nombreuses compositions, celles qui sont interprétées ce soir et tirées des disques The Sacrificial Code et All Life Long, cet outil est l’orgue. D’autres fois, le synthétiseur, les pédales d’effets, ou même les chœurs et ensembles de musiques de chambre sont au centre de la musique. Le drone se mélange alors souvent à des influences de la musique sacrée et minimaliste, mais son dépouillement apparent cache en réalité un dense processus de recherches sonores. La fabrique de l’émotion en musique est aussi un jeu de textures et de sonorités. Ecouter du Kali Malone au casque ou à l’église est très différent, mais dans les deux cas, on se souvient de l’effet sur les corps et esprits que cela procure.

Crédits : Diego Delso

Après trois morceaux de The Sacrificial Code, dont la beauté délicate laisse sans voix, Kali Malone est donc rejointe dans l’habitacle par Stephen O’Malley. Le set prend alors une autre tournure : les morceaux sont plus chargés, automatiquement densifiés, avec une base drone plus présente et presque oppressante par moment. Pour autant, on revient toujours à la beauté initiale, à la contemplation. De nombreuses personnes sont allongées sur le sol, quelques autres osent naviguer dans l’espace pour regarder les vitraux. La majorité est assise, comme dans un état de semi-conscience, les yeux rivés vers les quelques sources de lumière, les bougies et le reflet des réverbères qui filtre au travers des vitraux. Le concert est beau et s’apprécie sur le temps long, après une grande période de mise en place. La force de ce genre de musique se situe aussi là-dedans : dans la répétition des mêmes notes, les séquences qui s’étendent jusqu’à ce que la variation arrive. Tout prend sens d’un coup, dans ce qui vient alors briser le monolithe, oser la progression. Le paysage après la longue marche, le réveil après le sommeil.

Développer sur un concert pareil revient à faire pas mal d’extrapolation. Cependant, comme pour Merzbow de l’autre côté du spectre, je reste persuadé de la portée universelle de ce genre de musique. Encore une fois, qui d’autre peut se targuer de réunir autant de personnes dans un tel cadre ? L’élitisme n’est là qu’en apparence, et même si l’on peut s’interroger sur les dispositifs (et les 30 euros du ticket, mais tout devient cher, partout), l’expérience prévaut au bout du compte. C’est d’une beauté à couper le souffle, et je suis ravi de pouvoir vous en parler dans ces pages. Là se trouve l’avantage de l’appellation « musiques extrêmes », elle qui réunit tant de musiques exigeantes en apparence, repoussant parfois les limites du médium. On en redemande.

Crédits : AM Rehm

Setlist:

1. Spectacle of Ritual
2. Sacrificial Code
3. All Life Long (for organ)
4. Prisoned on Watery Shore*
5. Fastened Maze*
6. No Sun to Burn (for organ)*
7. The Unification of Inner & Outer Life*

*Avec un accompagnement de Stephen O'Malley

Merci à Pascale et au Botanique, à Bozar, et à toute l'équipe de l'Abrupt Festival !