
Eraldo Bernocchi x Igor Cavalera x Merzbow @Botanique
Botanique (Orangerie) - Bruxelles
C’est la rentrée au Bota’ et dans les différentes salles bruxelloises, après des mois de Juillet et Août où la ville a été une fois encore relativement vidée de ses habitants. Un été dense en concert, tout de même, qui s’est clôturé pour ma part avec un set bouleversant de ØXN il y a quelques jours au Parc Royal. Aussi, je ne boude pas mon plaisir de retrouver le Botanique et ses nombreuses salles qui sont toujours parmi les plus belles de la ville. Quelle occasion, pour le coup, que le concert plutôt inédit de ce soir : une collaboration internationale entre les artistes Merzbow, Igor Cavalera, et Eraldo Bernocchi.
Le qualificatif de « musique extrême » a cela de pratique qu’il permet d’évoquer tout un tas de niches qui dépassent le metal et le hardcore, nos deux genre de prédilection chez Horns Up. Pour moi, c’est aussi l’occasion de vous parler de formations aussi variées que Swans, Xiu Xiu, Bohren & Der Club of Gore, ou encore Violent Magic Orchestra - tous passés par le Botanique ces dernières années. Force est de constater qu’on s’enfonce davantage avec cet article dans les marges les moins accessibles des musiques extrêmes. L’occasion de vous parler à nouveau de noise était néanmoins trop belle, quelques années après mon article sur Dominick Fernow (écrit aux côtés du flamboyant Traleuh).
Retenu au travail, je loupe malheureusement la première partie par Microcorps, projet techno d’Alexandre Tucker, artiste anglaise touche à tout. Ce n’est que partie remise je l’espère. Place au bruit maintenant.
En préambule, il me semble important d’évoquer les carrières des différents protagonistes de ce soir. Eraldo Bernocchi, d’abord, n’est sûrement pas un nom très familier pour un certain nombre de nos lecteurs. Évoluant essentiellement dans les musiques électroniques et ambient, il s’est aussi fait connaître avec un certain nombre de disques expérimentaux aux frontières du jazz fusion, de l’électroacoustique, ou encore du drone. Il a également collaboré avec de nombreux musiciens prestigieux au fil des années, parmi lesquels le fameux duo Harold Budd / Robin Guthrie (Cocteau Twins & friends), le trompettiste jazz Toshinori Kondo, ou encore le bien connu Mick Harris (Napalm Death), sans oublier Merzbow. Je ne peux que recommander le disque Winter Garden (2011), avec le duo Budd & Guthrie, disque d’ambient aux sensibilités post qui contient de nombreux moments de grâce.
Ensuite, je ne pense pas qu’il soit vraiment utile d’expliquer qui est Igor Cavalera au lectorat d’Horns Up, mais il s’agit peut-être de préciser que ce dernier n’en est pas à son coup d’essai en matière de musiques bruitistes : depuis quelques années déjà, il explore lui aussi les marges des musiques extrêmes et expérimentales. On peut citer par exemple l’album d’Absent in Body il y a quelques années, son feat avec le duo rap Run the Jewels, ou encore la profusion de sorties noise et indus en solo depuis quelques années (un split avec Linekraft chez Hospital Productions, un split avec Vomir chez Deathbed, et plusieurs lives en solo remarqués).
Enfin, il faut évoquer celui qui est probablement le maître de cérémonie de ce soir, représentant principal d’un style qu’il a contribué à créer : le Japonais Merzbow. Pour un certain nombre d’auditeurs, Merzbow a toujours été là, en fond, et chacun se souvient généralement de sa première rencontre avec lui, que cela soit avec des disques comme Pulse Demon (1996), souvent caricaturé, ou encore avec Merzbeat (2002) - deux disques qui ne sont pas selon-moi les plus intéressants de son créateur. Merzbow, c’est avant tout une discographie archi dense, insondable, avec quelques sommets de la noise tendance psychédélique dans les années 90, ainsi qu’une série de collaboration qui force le respect : Genesis P-Orridge, Jim O’Rourke, Xiu Xiu, Full of Hell, Thurston Moore… la liste est longue, interminable, preuve s’il en est de l’impact mondial de sa musique. J’en place une également pour les nombreuses collaborations entre Merzbow et Boris, proprement immanquables.
©Hugues de Castillo / Liberation Frequency
Le concert de ce soir est le deuxième d’une série de trois, inédits, accompagnant la sortie du disque Tropical Rainforest chez PAN, label où sont passés Eartheater, Puce Mary, ou encore Yves Tumor (je recommande au passage la magnifique compilation ambient Mono no aware, bon témoin de la vivacité des scènes électroniques élargies actuelles). Si le disque n’est pas encore disponible sur les plateformes (difficile de dire s’il le sera ?), ni en vente ce soir, on comprend vite qu’il est la justification du set. Le thème des forêts humides n’est d’ailleurs pas complètement nouveau au sein des musiques électroniques et bruitistes : on pense par exemple à Rainforest Spiritual Ambient, projet que je porte dans mon coeur, à Andrew Pekler, Clams Casino, ou encore au superbe Epsilon in Malaysian Pale d’Edgar Froese (Tangerine Dream).
Igor Cavalera est le premier à entrer sur scène, et construit peu à peu une base de musique noise venant se superposer au field recording en fond, constitué de divers bruits d’animaux et de la nature. Il est rejoint ensuite par Bernocchi et Merzbow, qui poussent le set plus loin de façon assez progressive, en y apportant des éléments singuliers et caractéristiques de leur musique. À une base sonore bourdonnante et grave viennent s’ajouter plusieurs divagations ambiantes, où quelques mélodies émergent avant d’être rapidement détruites par le bruit. Les sensibilités des différents musiciens se mélangent, de manière plus fine que ce qu’on pourrait attendre, sans que l’un d'entre eux ne prenne le pas sur les autres.
Il convient de le dire pour un public non-habitué : ce genre de musique s’apprécie dans des dispositions assez particulières, nécessitant de se concentrer sur les atmosphères. Pour autant, il me semble qu’on a là quelque chose d’assez accessible, en tout cas comparé à ce dont sont capables les trois artistes. On se laisse porter par les boucles en backdrop, filmant la forêt (la jungle ?) dans tout ce qu’elle peut avoir de plus inquiétant, quasi-apocalyptique, avant une accalmie relative, un fond musical stagnant qui abandonne un temps les explosions harsh noise. Cette variété de textures, de progressions musicales plus subtiles qu’il n’y paraît, est bienvenue, et sert finalement le propos autour de la Nocturnal Rainforest. La forêt tropicale n’a rien de figé, elle est constamment en mouvement, en évolution, et il est difficile selon-moi de s’y sentir complètement en sécurité.
Plutôt qu’une longue montée en puissance, le set alterne finalement entre moments plutôt statiques, où les atmosphères prennent forme, et d’autres beaucoup plus chaotiques, comme une matérialisation sonique des différents moments d’une tempête. Durant les quinze dernières minutes, Igor Cavalera quitte les machines et passe à la batterie, jouant une partition qui vient vraiment donner une dimension nouvelle au concert. Les percussions se fondent ainsi dans le bruit, comme la pluie qui tombe sur un toit, et parfois comme un orage qui perce le mur de son et le brouillard environnant. Lorsqu’il tape plus fort, le bruit se densifie en réponse, comme pour envelopper tout le spectre sonore. L’orage mis en musique avec les pédales d’effet, et les frissons de la nuit froide et humide qui apparaissent.
Le set est relativement court (une cinquantaine de minutes) et passe très vite. Le format est adapté au style, permet d’éviter l’overdose, mais on en redemande quand même. C’est équilibré, dense, dynamique, et donne une impression claire que les musiciens savent où ils vont. Je pense néanmoins que le tout pourrait aller encore plus loin, se démarquer davantage, que cela soit par une scénographie encore plus ambitieuse (le backdrop est finalement assez répétitif) où dans le développement des ambiances. Enfin, là où le bruit est le plus beau selon-moi, c’est précisément quand il vient se glisser dans les interstices de la musique, nous amenant au-delà des chemins balisés. La harsh noise qui vient se superposer avec brio au drone, à l’ambient, montre une certaine forme d’aboutissement du style : en live, tout cela n’a rien de neutre ou d’abstrait, et l’effet sur les corps est immédiat. Difficile d’y rester insensible, d’en ressortir indemne.
Merci à Pascale et à l’équipe du Botanique pour l’accréditation, et aux artistes pour le concert.