
Compte groupé de la Team Horns Up, pour les écrits en commun.
Aurélie Jungle : Oui. Elle en a mis du temps à sortir cette chronique. Vacances, rentrée, emploi du temps chargé et on parle d’un album des Deftones. La chronique s’annonce donc longue. Un album attendu depuis quelques années, l’attente la plus longue entre deux albums des Deftones, sorti quasiment sans prévenir. Enfin si. Un tout petit mois avant.
Nous sommes le 7 juillet et une publication énigmatique fait son apparition sur l’Instagram du groupe. Des lyrics inédits avec, en fond, ce qui ressemble à un clip. Rebelote le 8 et le 9 juillet. Pendant un quart de seconde, on a cru que c’était enfin le fameux Eros, attendu depuis 2008. Ouais un quart de seconde. Le 10 juillet, le groupe balaye les rumeurs avec un extrait du premier single : « my mind is a mountain ». OK c’est pour cet aprem. Alarme réglée sur le tel', direction Spotify à 18h00.
« my mind is a mountain » c’est le GIGN qui débarque et défonce ta porte. « Hey guys, we’re back! » et de retour avec des sonorités qui nous sont familières (on a un peu tous pensé à « Swerve City »). On souffle, comme on a soufflé 5 ans plus tôt à la sortie de « Ohms », le titre. Cunnigham le métronome, les 8 cordes de Stephen, Chino qui crie, susurre, suffoque… Et ce clavier qui vient te soutenir quand le sol se dérobe sous tes pieds et que Stephen te lacère les entrailles. Ouais les Deftones sont revenus et font du Deftones. Mais ne crions pas « victoire ! » trop vite.
Et puis, enfin, c'est le nom de l’album qui est annoncé : private music, avec une date de sortie programmée au 22 août 2025. Il porte bien son nom cet album tant on ne s’y attendait pas / plus. Un petit mois pour digérer cette info, faire des plans sur la comète et refaire le point sur ce qu’il s’est passé depuis la sortie de Ohms, en 2020. Retour donc en 2022, avec le départ de Sergio Vega, bassiste du groupe depuis 2009. Quand toi tu pensais que le remplacement de Chi Cheng était solide, le gars cumulait en fait les CDD. Sergio a été remplacé par Fred Sablan, ancien bassiste de Marylin Manson, qui assure la basse en live depuis le départ de son prédécesseur et qui se retrouve donc sur private music.
Le 22 août, private music débarque et je dégaine Spotify en tremblant.
Produit par Nick Raskulinecz, private music c’est 11 titres, 42 minutes. Pour rappel, Nick Raskulinecz c’est le producteur de Diamond Eyes et de Koi No Yokan. Pourquoi « private music » ? Pourquoi cet abandon des majuscules ? Pour la faire simple, l’album a été, en partie, bossé à distance et fait donc référence au dossier sur ton bureau, organisé à la va-vite, sans majuscules. Je ne vais pas m’épancher sur la pochette vert pétant de l’album et dont l’appréciation est subjective (un peu comme cette chronique). Elle ne m’a pas choquée, elle change du reste certes, on ne peut pas la louper et c’est peut-être l’effet recherché.
Retour donc sur notre galette, où, je l’avoue, la première écoute fût compliquée. Généralement, en sortant d’un album des Deftones, j’ai une impression de rondeur, de toboggan arc-en-ciel et un début de dépression. Là, tout ce que j’ai après 42 minutes, c’est une impression de patchwork, de jam décousue et aucune envie d’y retourner. J’ai passé un mauvais moment. On n'est pas sur un album rond comme l’est un Saturday Night Wrist ou un Koi No Yokan. C’est le groove de « milk of a madonna » (coucou « Mein ») et de « cut hands » qui m’a forcée à persévérer.
Il m’a fallu du temps, beaucoup de temps, pour apprécier cet album. Cette impression initiale de décousu provient d’un fait simple : private music mérite une écoute attentive tant il est parsemé de surprises. Je m’explique.
On démarre déjà niveau vocal, puisque c’est ce qui frappe en premier. On ne peut que saluer la polyvalence de Chino. « locked club » avec ses refrains parlés, « departing the body » avec son intro à la Johnny Cash ou à la Dave Gahan, « cut hands » avec ce rap sacadé des 90's 00's et ses refrains soufflés, « ~metal dream » et « souvenir » qui font appel à pas mal d’effets type échos, « cXz » où on oscille là aussi, entre le cri et l'aérien et qui rappelle, par exemple, le précieux « When Girls Telephone Boys ». Qui a dit que Chino Moreno ne pouvait plus crier ? Pour l’avoir croisé sur la tournée de Crosses en 2024, je tiens à te rassurer, lecteur : la voix de Chino Moreno va très bien.
On passe ensuite aux différentes sonorités qui composent cet album. La recette est classique, et fonctionne parfaitement : une guitare à 8 cordes qui joue en do avec des riffs simples et puissants, une basse qui vient alimenter la suavité de la gratte et une batterie qui te fait léviter en abusant du charley et du crash. Quelques sonorités électroniques disséminées (« cxz », « souvenir », « departing the body ») et on ne peut évidemment s'empêcher de souligner la ligne de basse de « ecdysis ». Autre point : le travail de Frank Delgado sur cet album est monumental. La place donnée au clavier sur private music est beaucoup moins « lissée » : il sort des sentiers battus et s'éloigne de la rythmique de certains morceaux pour dominer l'ensemble (« ecdysis », « locked club », « ~metal dream » ou encore « souvenir »), à la limite de faire passer lesdits morceaux dans une autre dimension.
À ça s’ajoute le peu d’oxygène offert à l’écoute de l’album : private music invite très peu à la respiration. Les breaks sont courts, voire absents, et les pistes s’enchaînent musicalement, crescendo. Ça commence deux par deux puis, « souvenir » débarque, se coupe net mais se prolonge avec une outro/un interlude qui marque la seconde partie de l’album. À partir de là : on ne s’arrête plus. On le comprend instantanément au premier riff de « cXz » et à la première phrase : « It’s starting to give » - oui. private music se mange donc d’une traite, vite et avec peu de répit.
On ajoute encore à cet ensemble déjà bien complet (ou bordélique) l’absence de linéarité sur les morceaux. Les Deftones nous ont toujours confrontés à des morceaux peu linéaires. Il y a ceux qui commencent par le refrain, ceux qui abusent de ponts, de couplets et font l’impasse sur le break dans un objectif de suffocation et d’autres évidemment avec des breaks très marqués qui te font éclater le cœur. Des schémas qui nous ont progressivement fait oublier le classique du : couplet, refrain, couplet, refrain, pont, break, refrain.
private music n’échappe donc pas à la règle sauf que sur ce dernier, le groupe a misé sur les ponts pour provoquer des ruptures, que ce soit au niveau du rythme, du tempo ou des sonorités. Le pont de « my mind is a mountain », qui aurait pu constituer un break, est calé à 1:49 et est collé au second refrain. C'est une coupure aspirée, un blackout, tu te fais enchaîner avec un changement de tempo instantané, une impression de changer de morceau avec une partie, certes plus aérienne, mais une guitare beaucoup plus aigüe et qui ne te lâche pas. Ça n’a plus rien à voir avec le début, puis pouf, nouveau virage pour un retour sur le morceau initial. Comme si de rien n’était.
Cette impression de blackout, de coupure soudaine, de changement de morceau se retrouve sur « ecdysis » (ce clavier qui vient t'arracher le cerveau) « souvenir », « cXz » et « cut hands ». « locked up » est dans la même veine, à la différence que les coupures s’opèrent entre les couplets et les refrains. Sur « milk of the madonna » le pont est certes beaucoup plus lissé mais sonne comme une conclusion alors qu’il vient in fine apporter de la puissance (et vraiment je l’ai dans le crâne depuis la sortie de l’album ce « a disssplllaaayyy, tongues of fiiiire against the niiigghhtt »). Ces changements de rythmes ultra audibles, bien que très surprenants, renforcent finalement la dualité des morceaux et viennent alimenter leur densité émotionnelle. Soit la marque de fabrique historique des Deftones. « Tu ne sais pas sur quel pied danser ? C'est normal ».
Certains morceaux surprennent tant que d’autres deviennent chiants comme la pluie : « metal dream » et « i think about you all the time ». Outre le fait qu’on puisse les catégoriser à la limite du pop rock (les refrains fleuris et répétés jusqu’à la fin…), ils sont complètement prévisibles. En comparaison avec leurs prédécesseurs : ils déçoivent.
Je n’ai rien contre les balades des Deftones. Il en faut bien une et il y en a quasiment toujours une. « i think about you all the time » c’est le « Entombed » , le « Pompeji », le « Sextape », le « Rivière » de private music mais foiré. « Sextape », « Rivière », « Entombed » ou « Pompeji » bénéficient de cette fameuse dualité qui les empêchent de sombrer du côté fleur bleue. Là, tout est trop heureux, trop rose et il y a un canon à la fin. Je n’ai normalement pas besoin d’en dire plus.
L’album se clôt sur « departing the body ». Soit le morceau qui viendra t’achever. « departing the body » mérite un paragraphe à lui seul. C’est la pépite de l’album et c’est d’ailleurs le morceau le plus long. Ce début solennel, cette voix grave qui est une première, ce souffle sur le chant, ce décompte énuméré qui coupe le couplet en deux et qui vient provoquer une attente, ce métronome à la limite du blast sur le refrain, cette montée d’intensité post second refrain où tout s’accélère, ce pont qui est une véritable catharsis, où tu penses que c’est le grand final (« surprise we made it, surprise we’re finally through » - oui) mais arrive alors un break solennel, puis un retour au premier couplet avec un clavier, une basse et une batterie qui se déchaînent en fond et PAF. LA FIN. La coupure nette à laquelle tu ne t'attendais plus et celle que tu n’espérais finalement pas.
C'est précisément pour toutes ces raisons qu’à la première écoute il y a une impression de décousu, de patchwork et de jam de 42 minutes sans queue ni tête. Parce qu’on ne respire pas, parce que tout s’enchaîne, parce que les morceaux se divisent parfois en deux… On a pas le temps de process, de comprendre où on en est. C'est en les reprenant un par un qu'on en capte la puissance. Leur enchaînement musical devient presque un détail qui n'apporte pas grand chose à l'ensemble finalement. Je salue l'exercice mais je ne sais pas si il était bien nécessaire.
Le temps de digestion passé, cet album s’avère fou, complet, stupéfiant. De loin, private music ressemble presque à une suite logique de Ohms. De près, il le surpasse par sa créativité. Meilleur album depuis White Pony ? Non. Pour éviter toute vulgarité, j’indique rapidement que Adrenaline, Around the Fur, Deftones, Saturday Night Wrist, Diamond Eyes et Koi No Yokan sont panthéonisés pour ma part, aux côtés de White Pony. Ohms, sorti après le désastreux Gore, mérite également une petite place au Panthéon mais étant donné qu’il est sorti à un moment où il fallait sauver la face du groupe, il n’offre pas la même sensation que le sans-faute initial.
Gore n’a d’ailleurs pas été mentionné dans cette chronique. Bien que je le remercie d’exister pour « Prayers / Triangles », « Doomed User » et « Hearts / Wires », le reste peut tomber dans l’oubli. L’album a d’ailleurs complètement disparu des setlist des Deftones depuis la sortie de Ohms. On peut cependant lui attribuer le fait qu’il marque un avant et un après.
private music prouve que le groupe est encore capable de surprendre après, déjà, 30 ans de carrière. Les Deftones font toujours du Deftones mais avec un élan de créativité palpable et pourtant sans prétention. Pas de morceaux à rallonge, pas de fioritures mais des productions qui vont droit au but et qui arrivent à déstabiliser sur des temps très courts.
Pour des groupes à la carrière aussi longue et significative, il y a toujours cette peur de l’évolution, des risques pris, voire pire, celle de la non-évolution qui mène à l’ennui et à l’oubli. Ohms était un album de reconquête. private music est celui qui ajoute des paillettes d’or sur des lettres de noblesse déjà acquises. Bonne nouvelle donc : les Deftones sont toujours là. Et en forme.
Tracklist :
1. my mind is a mountain
2. locked club
3. ecdysis
4. infinite source
5. souvenir
6. cXz
7. i think about you all the time
8. milk of th madonna
9. cut hands
10. ~metal dream
11. departing the body