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Black Metal : le don de soi, le sacrifice et le secret

lundi 2 mai 2022
Traleuh

En préambule, précisions que cet article ne recouvre, en aucun cas, une quelconque incitation à la mise à mort de soi ou d’autrui, ou à quelque autre sorte de mutilation physique. L’auteur est au contraire dépositaire d’une pensée du changement, du transitoire, des flux et du passage. Or, la mort, si elle est toujours un « on meurt », si elle est déchirement de l’exuvie des identités, de l’individualité, c’est aussi la dissolution irrémédiable d’une subjectivité, de pointes d’être, d’une manière d’exister ; une perte de densité irrémédiable du monde. L’auteur est pour la vie, c’est pourquoi il s’agit ici, précisément, de la scruter, de l’ausculter en ses pourtours, de la palper, en chacune de ses arêtes – en passant par les surfaces les plus corroyées, les plus âpres. En clair, de toutes les façons que l’être humain a eu d’inventer, de concevoir, mais aussi et surtout d’expérimenter pour communier avec la vie : le sacrifice authentique, le don de soi allant, parfois, jusqu’au suicide.

« Je vous recommande la mort, la mort volontaire qui vient à moi, parce que je le veux » (Kirilov)

Le sacrifice : le don de soi, l’exubérance. Elle jaillit, irascible, face à l’homme technique, l’homme de raison, les pensées calculantes. C’est Ulysse le rusé, le fonctionnaire méticuleux, contre l’abondance d’Achille, d’Ajax. Le Black Metal est excès, débauche, débordement, dans l'héroïque comme dans l'absurde. Il est affaire de dons de soi, d’étranges dépassements et d'ascèses : il fusille, dès ses premiers remuements, les McDonald's ; s'hiberne dans la réclusion la plus totale (Ildjarn), s'exile. Dès ses origines, il consent pleinement à la solitude, l’horreur, l’angoisse et la mort. Dérilection, autarcie. Il communie avec ces forces, il les embrasse toute entière. Il lui renvoie des faces grimées ; des propos, des gestes qu’il ne faut entendre comme des simples postures et attitudes, mais comme autant de manières d'exister ; d’acquiescer, et d’accueillir ces puissances indicibles, ces forces terrées que l'on redoute, que l'on repousse. Il provoque, à l'aurore de sa naissance : c’est sa façon de se faire pestiféré, d’être gardien et dépositaire des odeurs délétères, des relents conspués (les corbeaux de Dead, les fientes de Lugubrum) ; d’accéder, finalement, à une clairière de mort plus vaste. Et c'est ainsi que la mort s’étend : elle se fait recluement social, esthétique, puis moral, politique, religieux. Cette mort, que le Black Metal va incarner dans un premier temps, c'est le clos, le reclus, le rebut et l’in-voulu, l’innommable et le tabou. C’est le paria, la mort-exclusion : tout cela, le Black Metal est en l'incarnation, la pervibrante chair noire, comme une cuirasse s'amalgamant de forces enfouies.

Mais cette mort, cette même cuirasse que le Black Metal porte, est comme un lourd faix, un fardeau : elle renvoie aussi sacrifice au sens plein - le don de soi et de sa personne, de son intégrité physique, comme pure communion, pure extase et expérience de mort. Le Black Metal, alors, allant au bout de sa croix, à la terminaison de son oeuvre, n'a pour option que celle du suicide : il est suicide, tout son être le désire. Alors les cadavres s’empilent, dès ses premiers ébats ; ses remuements originaires sont des gestes inquiétants et inhumains.

L'angoisse, le rebut, le malaise génèrent donc le genre : ils seront le mode de son expansion, de sa transmission et de son essor, telle une contagion. Ces forces terrées, ces accords délétères, constituent autant de façons dont l’artiste et l’auditeur, le créateur et le gardien, entrent en communion. Le malaise, l'angoisse du gardien de l'oeuvre, de l'auditeur, est essentiel à l’œuvre du Black Metal : c'est le mode même de sa garde. C'est à la lumière de l'angoisse que le Black Metal s'ouvre, se déploie. L’angoisse est le mode sur lequel est posé la réciprocité, la communauté entre les gardiens et les créateurs. Comme contagion et extase de l'angoisse, le Black Metal veut donc la mort : il est volonté et désir de mort. En quoi l’on peut dire que le suicide est mode d’accomplissement de la communion, mise à l’œuvre pratique, expérience de l’angoisse. La mort termine littéralement le Black Metal : elle en est le bout, la conclusion, l’achèvement et l'expérimentation. En se suicidant, Dead conclut le Black Metal : il en réalise physiquement l’essence. Il assure, par son geste terminal, le déploiement originaire, l’extase.

« This is just a dream, and soon I will wake. » (Per Yngve "Pelle" Ohlin. « Live in Leipzig » cover)

Dead, donc, réalise le rêve, le désir du Black Metal : il assure et affirme, par un choix délibéré, l’odeur de mort qu’il portait avec lui et, par là-même, celle du genre qu’il convoquait et qu’il incarnait si pleinement. Mais le cadavre de Dead, comme tous les cadavres, est putrescible, tandis que le Black Metal demeure. Le Black Metal originel a été réalisé, Dead en a vu le bout. L’angoisse, dès lors, ne peut plus subsister : elle doit se transformer, muer. Elle devient l’innommable, l’obscurité - le gardien s’y enlise, le reclus habite désormais son angoisse, trouve un logis dans ses forces terrés, et, par conséquent, se terre en elles, avec elles. L’angoisse devient séjour de l’œuvre comme du gardien de l’œuvre. Alors l’innommable se fait silence, le reclus s’enterre.

Heidegger dit : « La garde de l’œuvre, aussi, est poématique ; car une œuvre reste réelle en tant qu’œuvre si l’on se démet nous-mêmes de notre banalité ordinaire et entrons dans ce que l’œuvre a ouvert, pour amener notre essence à se tenir dans la vérité de l’étant ». L’œuvre du Black Metal semble correspondre : par sa déferlante, son excès, elle nous démet proprement de nous-même. Elle ouvre à l’expérience de l'angoisse, de l'indicible et du malaise, et par là-même, assure ses propres gardiens qui se reconnaissent en cet indicible. Les modalités de la garde, c’est donc bien l’œuvre qui les dicte : le disque de Black Metal, par les atours cérémoniels qui caractérisent son écoute, en rend bien compte. On garde selon l’œuvre, ce qu’elle radie : le malaise qu'elle transpire, les forces qu'elle suinte. Le gardien, évoluant au sein des ténèbres de l’œuvre, se démet de lui-même lors d'une écoute cérémonielle. Par-là seulement, par cette communion avec l'angoisse, il assure la garde et le déploiement de l'oeuvre.

Mais autre chose couve dans l’œuvre de Black Metal, dans les ténèbres du gardien. Le nombre limité de tirages, l’hermétisme esthétique, l’âpreté de l’enregistrement chuchotent le mode de la garde. Ce mode, c’est le secret. Le gardien garde selon le secret de l’œuvre. Le silence, la discrétion du gardien n’est pas une posture. Le silence est la garde de l’œuvre : c’est ce même silence qui succède au suicide, qui hérite de la phase terminale du Black Metal, de son accomplissement. C’est le mode de son extase, la condition de son déploiement. Le silence, c’est ce qu’il y a juste après le rêve, lorsque le dormeur se réveille. La nuit subsiste. Elle trémule, grésille. Seuls les taciturnes, seuls les silencieux la perçoivent. On le voit dans ce grand mouvement de convergence du genre vers l'Ambient, et ce, dès ses débuts : le ciel nocturne tranquille, après le tumulte de la foudre. Ce silence, il émane d'abord de Norvège, la terre primaire : c'est les Landscapes de Ildjarn, Burzum, Neptune Towers, Vemod. Comme si la tempête confluait vers cette sérénité, comme si l'intense expérience de mort s'immergeait, toute entière, dans la contemplation : c'est le lac glacé qui attire les membres transis de Dead.

"Il existe une étrange confrérie : celle des amis d'Au-dessous du volcan. On n'en connaît pas tous les membres et tous ne se connaissent pas entre eux. Mais que, dans une assemblée, quelqu'un prononce le nom de Malcolm Lowry, cite Au-dessous du volcan, les voici qui s'agrègent, s'isolent, communient dans leur culte. Ils plaignent les non-initiés et si, d'aventure, ils ont affaire à un adversaire ou un sceptique, ils l'accablent." (Maurice Nadeau, avant-propos de l'ouvrage Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry).

En gardant le silence autour de l’œuvre, le gardien confère son propre silence à l’œuvre. Le don de soi, le sacrifice du gardien, ce n’est plus l'originaire suicide, la dégradation de son intégrité physique, le sacrifice de soi et de sa personne. C'est bien plutôt le sacrifice de son silence, que le gardien confie à l’œuvre, au cœur intime de la nuit. Le gardien se sacrifie dans le silence, dans le secret de la nuit. Il y met son angoisse, et s’anéantit par la sorte : c'est sa façon de se démettre de soi-même, pour entrer en ce que l'oeuvre a d'ouvert : son déferlement, son excès. C’est alors la discrétion, l’invisible de l’œuvre, qui devient l’invisible du gardien. Cet invisible, cette discrétion, n’est pas à confondre avec une quelconque intériorité de façade. Elle n’est pas garde jalouse du secret, enfouissement défiant d’un artefact. Cet invisible, ce silence, cette retenue, c’est tout au contraire le nouveau moyen de communion avec l’œuvre. Au lendemain du suicide de Dead, l’œuvre de Black Metal exige de ce silence pour communier avec elle. Les gardiens ne sont pas des publicistes. Ils savent que c’est dans ce silence que l’œuvre d’art jaillit, que vraiment elle peut être déferlement. C’est dans le secret que le Black Metal résonne : les gardiens sont les dépositaires de ce secret, piliers invisibles de la nuit. Alors le silence se subsume au suicide, à la mort. Plus encore : il rend le suicide impossible.

En Black Metal, comme en d’autres sous-genres, on dit : "gardien du temple". Le temple, le templum, c'est la délimitation d'un espace sacré, d'un territoire mis sous l'auspice du divin. C’est l’enclos, la demeure du Dieu. Le temple abrite la divinité, comme la divinité abrite le temple. En Black Metal, le "temple", c'est l'obscur de l'oeuvre, son secret. Le gardien l'abrite, comme l'oeuvre abrite le gardien. Car le temple est délimité, défendu par ces mêmes gardiens. La présence du gardien fait radier le temple, rayonner son évidence. C’est la cachette, c’est l’enclos assuré par les gardiens qui permet et sauvegarde la présence du Dieu. C’est dans le temple, en ses pierres froides et son intimité que la musique résonne, que l’œuvre de Black Metal retentit.

Ce temple, il est découpé, délimité : c’est le templum, l’espace sacré que le gardien érige, dont le gardien fait la garde. Il est à l’orée, à la périphérie. C’est le gardien qui laisse passer, qui est la frontière de l’œuvre : la frontière pour son intimité, son secret. C’est dans l’espace ouvert de l’Église que l’orgue retentit, comme c’est dans le silence nocturne du gardien que le Black Metal trouve son écho, son jaillissement. Le gardien, par son secret, forme l’architecture dans laquelle le Black Metal éclot : elle est une ossature caverneuse, constituée d'opacité.. C’est pourquoi le secret est constitutif de l’œuvre. C’est pourquoi le secret est l’œuvre. Il subsume, par là-même, l’angoisse première, comme l’angoisse du gardien, ainsi que son potentiel suicide, se consument devant la garde silencieuse du secret.

Le mode de la garde de l'oeuvre, pour Heidegger, émane de l'oeuvre en question. L’œuvre dicte son secret elle-même. La musique prescrit le mode de sa communion, les modalités de son accord avec l’auditeur. La démo de Black Metal susurre, et radie le susurrement. L’œuvre dicte l’essence de la garde : elle est de chuchotement, de secret, d’enfouissement. Aussi le gardien de l'oeuvre en peut-il être que chuchoteur. Le logo du groupe, aussi, se fait nébuleux, indéchiffrable : il est, également, signe abstrait et augure hermétique, langage secret du secret. On privilégie le format cassette, qu'on se passe de main en main. On ne la communique qu’entre gardiens. Le Black Metal n’est ni un tableau publicitaire, ni un tract. L’œuvre de Black Metal repose en elle-même, c’est-à-dire dans le silence et le secret qu’elle radie. C’est pourquoi le Black Metal d’extrême droite – en sus de cautionner l’idéologie la plus crasse par un retour aux traditions des plus douteux – ne sera jamais que saccage, incompréhension et tapage autour du secret ; c’est pourquoi, sous caution d’en conserver la quiddité et l’essence, il l’annihile bassement ; c’est pourquoi tous ses idéaux de pureté sont autant de méconnaissances et d’inepties de ce qu’est le genre, la façon dont il se déploie et éclot, le rempart contre cet insensible tumulte qu’il peut constituer. Le Black Metal est intransigeance face à ce genre d’idioties.

Pourtant, le secret, depuis le début du siècle, il s’ébruite. Le secret, en somme, n’est plus tenable : il est vénéneux, laisse des traces visqueuses sur son sillon. Il s’hybride : on donne un peu à la mode, on emprunte au shoegaze. Le genre se confond, fornique avec l’électronique ; il s’atomise, se dissocie. À contre-courant, les gardiens gardent plus fermement que jamais. Une nouvelle forme d’intransigeance se forme, infondée. On revient aux deux pôles initiaux : diffusion contre repliement. Repli contre extension. Euronymous contre Vikernes : l’un plaide la peste, l’autre, la putréfaction solitaire, intérieure. Alors le gardien devient réactif, le gardien fulmine. Le gardien cherche l’essence, préconise la pureté : il la cherche dans des caractéristiques techniques, des référents immuables qu’il rabâche, jusqu’aux moyens d’enregistrement qu’il se donne tant de mal à singer. Le gardien, par là-même, oublie le mode même de sa garde : le secret.

Conséquence : l’œuvre d’art, elle-même, se fait de plus en plus tapageuse et pastichée ; bruit dans un circuit de bruit communicant - d’autant plus pénible qu’il ne fait que reproduire et ressasser - contre une poignée de silence qui demeure. Le gardien se durcit, s’assèche : il en devient pâle copie du gardien, chien de garde aussi sonore et indiscret que l’œuvre qu’il sert. Le don de soi devient l'omniprésence virtuelle, donner de son corps électronique : on défend partout où il y a lieu de défendre – réseaux sociaux, débats internet. Le sacrifice se fait verbeux, enfantillage : le secret s’égare dans le bruit ; la déferlante originaire du genre devient simple tumulte, rejoint un agrégat informe de surcommunications, d’opinions. On cherche vainement l’intégrité, dans des codes, des copies scrupuleuses, des hommages. Une mare de mimétisme médiocre qui, curieusement – heureusement - permet au secret de se reformer, comme une palourde en-dessous de la houle. Le secret se refonde, se réorganise en labels discrets et silencieux, en gardiens pour qui le seul cristal à polir est celui d’authenticité : c’est le mystère I, Voidhanger, le clandestin Prava Kollektiv ; les hermétiques Reverorum ib Malacht, Wulkanaz, pour qui l’intransigeance n’est ni la politique, ni la rigueur esthétique ; elle n’est ni le bruit ni l’odeur, ni le tumulte, mais bien cette discrétion, cette intensité silencieuse, cette nuit de laquelle l’orage peut refaire surface ; le secret authentique duquel la communion véritable peut naître.