Articles Retour

Le Black Metal et le cri : devenir-animal, devenir-cosmique

lundi 23 août 2021
Traleuh

« Des fibres, donc, mènent des uns aux autres, transforment les uns dans les autres, en traversant portes et seuils […]. Chanter ou composer, peindre, écrire, n’ont peut-être pas d’autre but : déchainer ces devenirs. » (G. Deleuze, F. Guattari - Mille Plateaux)

Ixième résurgence d’un romantisme fin de siècle échevelé, d’un sentimentalisme obèse et bouffi ; classification expressionniste complaisante et pratique d’un genre - certes violemment physionomiste et qui, parfois, s’en revendique explicitement, bien que tardivement (Munch et Satyricon, 1349), et plus ou moins opportunistement - le Black Metal s’est plus souvent vu harnaché à des mouvements, accroché maladroitement et plus ou moins arbitrairement, comme muselé, à des tendances, que être rendu à une autonomie propre, un acte de création pure, un jaillissement qui s’arracherait, s’extirperait d’une ligne encodante, d’un réseau référentiel, de toute forme de classification. Des attaches, des sarments : ordonner, discourir sur un genre qui, à peine cerné, tout juste balisé, semble toujours fuir, s’extirper. Des classifications souvent attentistes et molles, à notre sens, moins enclines à s’abîmer et sonder le genre en ce qu’il a de marginalité, en ce qui a de labile, en la mue qu’il opère constamment, qu’à en donner une image figée, cernée, classée ; on établit des filiations, on amalgame, on systémise. On arrange, on référence, on trie pour mieux archiver, établir et oublier. On ordonne, on simplifie pour mieux vendre. Pourtant, même à première observation, ces mues prolifèrent, dans le Black Metal. Toujours un liquide noir pour suinter, une particule pour s’évaporer. Toujours une fuite. Et c’est d’abord dans le cri, le shriek. Ce cri que, d’instinct vulgaire à tout lier, à tout empêtrer de bourbe, on raccorde si souvent à un expressionnisme, à la projection d'une subjectivité, au malaise. On ne postule ici aucune intériorité, aucune qualité expressionniste au cri, mais plutôt un pur rapport au dehors, à l’appel. Le cri n’est rien d’autre qu’un devenir, une traversée, une aspiration. Et le genre est investi, comme cela, de toutes formes de devenirs, de poussées et de mues : devenir-berserkr de l’homme-ours Bölzer, investi d’une pure furor guerrière ; devenir-corbeau de Sale Freux ; devenir-éonique chez Darkspace.

« Une femme chantonne, un oiseau lance sa ritournelle : la musique toute entière est traversée de chants d’oiseaux » (Mille Plateaux)

Alors pas de symboles, pas de redoublement. Pas de représentation. C’est que la question du corbeau, chez Sale Freux par exemple, est mal formulée, à notre sens, si l’on s’en tient à un réseau symbolique de significations, d’ordre signifiant. C’est oublier les efforts permanents de mue de Dunkel, ces poussées d’organes, ces contacts très réels, ces intimités particulières et ces rapprochements, cri-corvidé. « Le corbeau est un animal chargé de symboles […] mais je laisse ce cliché aux autres. Pour moi, c’est du réel. C’est me réveiller tous les matins, front contre front avec ma corneille » (Interview Sale Freux, Horns Up, 2016). Rapport affectif, rapport au tangible, rapport au réel, à l’animal que l’on a devant soi, appel vers un dehors, vers une extériorité : le cri comme pure poussée vers un ailleurs, un autre, yeux dans les yeux avec la corneille, « front contre front », ce qui se passe entre les deux, et ce qui passe entre les deux. Lien ténu, imperceptible, poussée inexprimable, sinon en un cri, en des mues qui passent par ce cri. Rien de domestique non plus, pas d’oiseau en cage, mais des croassements qu’on s’efforce de pousser, péniblement, des croassements qui nous arrachent, parfois, une tendance destructrice que Fleurety aura poussé à un apex dans son Darker Shades of Evil. Alors c'est toute une ascèse-corbeau, des organes qu’on essaie de se refaire, de se défaire. Sale Freux est pur devenir-corbeau.

À cet égard, le Black Metal semble entretenir une relation très intense avec des devenirs-aviaires multiples : devenir-corbeau de Dunkel, Dead, devenir-charogne de Vikernes. C’est que les devenirs-oiseau paraissent connaître des pics d’intensité particuliers. On parle souvent de la fonction mortuaire et putrescente des actes de Dead. Le vocaliste nous semble plutôt appartenir, lui aussi, à une mue, à un devenir-oiseau intense, devenir-corbeau. Et là encore on dépasse la fonction symbolique de représentation, d’ordre signifiant, de portée symbolique : ce qui importe, c’est l’affect, c’est ce que Dead a vu dans le corbeau mort, quel type d’inhumanité, quels types de cris cela pouvait susciter. Ce qu’il y avait d’absolument inhumain dans ce cadavre, dans ces odeurs, dans ce réel, et ce qu’il pouvait en extirper. Plus tard ça sera l’entrée dans un agencement nez-sac en plastique, des nisus d’imprégnation, des ascèses faisandées.

Avant même la décennie 90, Dead annonce ce qui sera du Black Metal. Des mues, des poussées. Pousser les bordures, déplacer les marges, toujours plus loin. Le genre, en son propre sein, en ses dérivés et ses avancées, nous paraît absolument insécable de ces devenirs et de ces trajectoires, de ces voyages intensifs. Les devenirs-animaux pullulent, on en compte par dizaines. À la marge, le Black Metal n’avance que par ces types d’inhumanités, ces cris et ces avancées, ces rapports directs, violents et concrets au réel. Comme si la matière-chant, le matériau d’expression-chant, prenait une conscience particulière dans le genre, à travers le genre ; comme s’il était directement concerné et investi de ces devenirs, dans ces devenirs. À quelques exceptions près, c’est ce qui peut, certainement, permettre de le singulariser face aux autres tendances du metal extrême. Pas de caractéristiques techniques, pas même de canons esthétiques, mais cette poussée, cette involution, cet effort permanent à la mue. Black Metal, Metal de l’affect.

Alors toujours s’échapper. Pas forcément plus haut, ni plus loin. Mais pousser. Devenir-imperceptible, foudres et tempêtes de la chaîne des Cascades, chez Wolves in the Throne Room. Une géomorphologie particulière, en coulées de lave, cirques et arêtes, rendant sensible à des devenirs-moléculaires de toutes formes : plasma conducteur, simple gouttelette de pluie, fumerolle et pierres clastiques qui fendent l’air ; c'est tout un travail d'imprégnation, d'évanescence du toucher, vaporisation des sens. Dans Primordial Arcana, la dominante instrumentale « classique » du genre s’efface au profit de sons germant de toutes directions, cinglant en tous points : fragments aérolithes, cris d’aigles, la voix de Weaver portant toujours des vitesses plus intenses, des courants plus violents - glatissement vocalique.

Porter jusqu’aux flux les plus subtils, les échelles les plus muettes. Jusqu’à la particule, à l’atome, à l’électron. État moléculaire. Participer de la fission. Plus de coquille, plus de noyau central, plus d’armature ni de marges : simplement des vitesses différenciées, des courants relativistes qui foudroient l’espace. Darkspace, c’est ces cris-particules qui émanent du pulsar central, ces vents hurlants, ces déchirements qui pullulent au centre nébuleux – plérion. Et pénétrer les rémanents de supernova, ces craquelures de nébuleuses, ces ouvertures – visions amalgamées de coraux, de cristaux-neutrons ; nébuleuses tarentules, nébuleuses papillons, nébuleuses amibes ; jusqu’à la dissipation, la disparition. Darkspace, devenir jusqu'à l'évanescence, l'imperceptible. Avec Dark Space II, la mue pousse mais la matière semble comme se fissurer, se dilater, liminalité impossible ; la traversée écartèle, disloque les hurlements ; on se rapproche toujours plus des reflux informes, des vagues amalgamées, vaporisation du phénomène de l’écoute, chaosphere : c’est tout le risque d’un devenir si intense, de flux si puissants, que Darkspace expose crûment.

Et ces devenirs, ces mues diverses, c’est peut-être, au fond, ce qui rend le genre si ludique, si intéressant. Si labile, aussi. On parle souvent de traversées, de voyages et de périples pour qualifier tel ou tel disque de Black Metal. Ces analogies nous paraissent profondément justes, en ce qu’elles témoignent de ces flux de passages, ces désirs, plus ou moins conscients, de muter. C’est manifeste d’un voyage volatil, spectral, en pur esprit ; voyage intensif, non extensif – traversée immobile. Et le devenir, c’est donc ce qui, certainement, plus profondément encore qu’en n’importe quel mouvement, opère les transitions, les poussées, les adaptabilités, les torsions infinies d’un genre qui n’aurait de singulier que l’affect et ses traversées potentielles. Black Metal, affect et potentialités. Le Black Metal, c’est donc l’Éternité de Shaog, celle qu’Esoctrilihum nous semble avoir si bien discernée : un nécromancien étouffé étouffant dans une spirale instable de pactes démoniaques, de traversées perpétuelles et douloureuses, de « passages » qui coulent et coulent, long destin de sang.