
Les maîtres de la mélancolie : entretien avec Evergrey
Evergrey

L'autre belge de la rédac'. Passé par Spirit of Metal et Shoot Me Again.
Depuis plus de trente ans, Evergrey a affiné sa recette : celle d'un metal mélodique sombre, mélancolique, porteur à la fois de noirceur et, depuis quelques albums, d'espoir. Le tout enveloppé par la voix chaude de l'un des meilleurs chanteurs du circuit : Tom S. Englund, probablement l'un de mes cinq vocalistes préférés. C'est donc avec grand plaisir que j'ai pu m'attabler non seulement avec le facétieux frontman, mais aussi avec tout le groupe pour une interview par moments bien plus drôle que ce que la musique d'Evergrey aurait pu le laisser présupposer !
***
Salut à vous tous, merci de votre temps...
Tom S. Englund (chant/guitare) : Bonjour (en français dans le texte) ! Je m'appelle Tom...
Oh, tu parles français, parfait ! (rires)
T.E. : Un peu. Je m'appelle Tom, et je suis un canard. (éclat de rire général). C'est tout pour moi !
Henrik Danhage (guitare) : Il n'y a que lui qui parle un peu les langues, j'ai toujours été nul. Je ne fais pas la différence entre le français et le hongrois (rires).
En tant que Suédois, vous devez parler anglais, de toute façon, sinon, c'est compliqué. Pas autant que si vous étiez Finlandais, mais tout de même... Enfin, ici, nous sommes en Flandre : le néerlandais et le suédois ont des similarités.
T.E : Beaucoup de similarités, je dirais, oui. Mais tu commences très mal, car je suis en réalité Finlandais de Suède (rires). Mais je comprends ce que tu veux dire (rires).
Bon, parlons un peu de votre tournée. Theories Of Emptiness est sorti il y a un an environ, et je crois que c'est toi, Tom, qui a dit que c'était votre meilleur album jusqu'ici (il acquiesce). Est-ce que cette sensation s'est confirmée en jouant les titres en live ?
T:E : Pour être honnête, je n'y ai plus vraiment pensé car une fois que ces morceaux passent dans le domaine du live, ça devient tout à fait différent et je ne pense plus en termes d'albums.
H. D. : Ils deviennent des parties d'un tout, d'un concert, que l'on compte en termes de « minutes » : si on place telle ou telle chanson à tel endroit, on peut se permettre de jouer un titre plus « profond » ou long... surtout en festival où tu n'as que 45 minutes et tu te dois d'accrocher l'auditoire immédiatement.
Vous choisissez donc vos titres différemment en festival et en salle ?
T. E : Oui, globalement. Disons qu'il y a la base, à savoir les nouveaux titres. Puis, certains morceaux ne marchent pas tellement en plein jour et sont plus adaptés à être joués en salle. Mais nous avons la chance d'avoir tant de chansons à choisir sur les 10 dernières années. Pour répondre à ta question initiale : je n'ai plus vraiment réécouté l'album, et j'aurais peut-être une autre analyse aujourd'hui... mais ce serait de toute façon tronqué car je n'ai pas réécouté les précédents non plus (sourire). Mais tu sais quand tu as réalisé quelque chose au sujet duquel tu te sens confiant. La différence, c'est que je n'avais jamais dit auparavant qu'un de nos albums était « le meilleur » que nous ayons sorti. J'ai déjà pu dire « le plus sombre », « le plus lourd », « le plus triste » - jamais « le plus fort », « le meilleur ». Et on le sent aussi à la réaction des gens.
Evergrey est généralement qualifié de metal « progressif » (plusieurs membres du groupe font des gestes de dénégation de la tête)... ce n'est pas le mot que j'utiliserais non plus, mais c'est l'étiquette qui y est apposée. Pourtant, ces dernières années, c'est surtout le sens du refrain que je retiens. Depuis peut-être Hymns For The Broken...
T.E : Je pense que ça a toujours été notre truc, dès le premier jour ! Mais je suppose que nous devenons juste de meilleurs compositeurs, du moins je l'espère (rires). Nous sommes en train de préparer un nouvel album et cette fois, nous avons même commencé par écrire les refrains, puis nous écrivons la musique autour. La première fois que nous avons procédé comme ça, je me suis demandé pourquoi nous n'avions pas toujours fonctionné de cette façon (rires). C'est tellement plus simple ! Ca te donne même plus de temps pour construire les couplets et créer une ambiance, car tu sais que le refrain est là, tu ne dois plus y penser.
H:D : Surtout si tu as le « dernier » refrain, qui est souvent une espèce de climax du morceau. Et puis, tu rembobines le morceau.
T.E : C'est comme écrire un livre : j'ai entendu un auteur dire qu'il écrivait la fin en premier, puis le reste du livre. C'est la même idée et à mes yeux, ça a du sens.
H.D. : Pourquoi le couplet devrait-il être la « meilleure partie » d'un morceau ?
T.E : Exactement. Si c'est le cas, tu as échoué. Aussi, nous enregistrons les parties de batterie en dernier, non pas qu'elles soient les moins importantes mais au moins, nous savons de quel espace la batterie dispose, plutôt que de mettre des parties de batterie partout.
Vous avez aussi dit que vous vouliez écrire un « tube » metal, votre premier, en l'occurrence avec le morceau « One Heart ». J'ai donc été très surpris que vous ne le jouiez pas en festival !
T:E : (rires) Tu vas devoir poser la question à notre claviériste, c'est lui qui compose les setlists ! (nda : Rikard Zander, claviériste, est parti chercher à boire en début d'interview).
H:D. : Nous la jouions au début de la tournée. Pour être honnête, je ne suis pas un grand fan de power metal et ce morceau a une vibe power metal. Mais le reste du groupe l'aime tellement, et grâce à la réaction du public, j'en suis venu à l'adorer. Mais à ce stade, si nous jouons un tel titre en festival, nous devrions ajouter deux titres plus sombres pour compenser. Sur un set plus long, je trouve qu'il marche très bien.
T:E : C'est un bon point que tu soulignes. Evergrey a une signification, nous ne pouvons pas jouer trop de titres « joyeux »... car ce n'est pas ce qu'est notre musique. Ce ne serait pas une représentation honnête de ce qu'est notre musique vis-à-vis des gens qui n'ont jamais entendu Evergrey. Ils vont entendre « One Heart », se diront qu'on est un super groupe de power metal puis iront écouter nos albums plus sombres et se demanderont ce que c'est que ces merdes (rires).
H.D : On fait les choses comme on le sent, et « One Heart » était notre première chanson dans ce style... je n'ai pas vraiment envie de dire power metal, en fait, plutôt heavy metal, avec une vibe à la W.A.S.P. Et pour une première, franchement, je trouve qu'elle est très bonne. Peut-être qu'on en fera une autre dans cette veine, peut-être qu'on se sentira assez en confiance pour assumer les clichés. C'est le plus important : être assez à l'aise avec un style pour y aller à fond, autrement tu te plantes.
T:E : Nous avons joué environ 50 concerts sur cette tournée, et après une dizaine de concerts, tu te dis qu'il faut commencer à vraiment t'approprier une chanson et y aller à fond. Et là, tu te mets à l'adorer. C'est une question d'état d'esprit. Ce n'est pas ma chanson préférée d'Evergrey, pas du tout, mais c'est une perspective différente sur le groupe.
Simen Sandnes (batterie) : On a même mis en place cette petite chorégraphie que tout le groupe fait en même temps sur le refrain, sur les backing vocals... C'est très inhabituel pour Evergrey (rires).
H.D. : Mais si on fait ça en festival, les gens vont se demander ce qu'on fout (rires).
(entre-temps, Rikard Zander est revenu du bar).
T:E : Demandons-lui, maintenant (au claviériste) : pourquoi n'as-tu pas mis « One Heart » dans la setlist ?
Rikard Zander (claviers) : Mais... je l'avais mise, et Tom a changé la setlist ! (éclat de rire général).
T:E : Absolument pas ! (rires)
Ca y est, j'assiste au split d'Evergrey en direct (rires).
H.D. : Il est très à l'aise avec le mensonge.
T:E : Un menteur pathologique.
J'ai découvert Evergrey avec l'album Torn (2008). Est venu ensuite Glorious Collision (2010), et je me rappelle que ces albums m'avaient frappé par leur noirceur, il n'y avait aucun espoir. (Tom acquiesce). Aujourd'hui, ça me paraît fort différent ; il y a de la noirceur, mais aussi la lumière au bout du tunnel. Vous diffusez des messages d'espoir et de motivation en arrière-plan pendant vos concerts...
T:E : Ces deux albums correspondaient à la période la plus sombre du groupe, en effet. Et je crois que nous avons mûri, en tant que personne. C'est une retranscription honnête de qui nous sommes. Torn et Glorious Collision étaient très sombres, en effet, tu as raison, mais c'est aussi suite à cette période que nous avons décidé que Jonas et Henrik devaient quitter le groupe, pour que Henrik puisse repartir de zéro. C'est la meilleure décision que nous ayons pris car nous ne serions plus là aujourd'hui en tant que groupe sans ça. Jonas est revenu et est resté l'un de mes meilleurs amis, Johan (basse) est arrivé dans le groupe... et maintenant, Henrik est revenu et Jonas est reparti (rires).
R.Z.: Nous avons tendance à garder nos membres un peu plus longtemps aujourd'hui. À l'époque, il y avait des changements de line-up à chaque album.
Ce qui en dit généralement long sur les problèmes qu'un groupe peut traverser.
H.D. : Pas nécessairement ! C'est facile d'imaginer ça, mais en le vivant de l'intérieur, c'est souvent très différent. Nous n'avons jamais « viré » personne, par exemple. Par contre, je comprends maintenant que je n'aimerais pas que mes fils vivent certaines choses que nous avons vécues en tournée, par exemple. Mais nous découvrions tout ça. Et il y a une grande différence aujourd'hui. Quand nous avons un nouveau dans le groupe (il désigne Simen, arrivé en 2024), nous pourrions lui dire : « T'es le nouveau, va nous chercher une bière, fais du café » ! (rires) C'est très commun, et ce n'est pas correct. Bien sûr, nous avons des mauvais jours, c'est normal, car la relation que nous avons n'est pas « naturelle » - nous passons plus de temps ensemble qu'avec nos femmes. Il y a des frictions, c'est certain. Mais c'est ce qui fait le groupe aussi !
T:E : Actuellement, en tournée, nous avons plus de bons jours que de mauvais jours, disons-le de cette façon (sourire).
Ce qui est frappant dans vos setlists, c'est qu'à l'exception d'un titre de vos débuts (« A Touch of Blessing »), vous ne jouez que des morceaux récents, datant de 2014 ou après. C'est signe de votre confiance en vos derniers albums !
R.Z. : Nous sommes chanceux sur ce point. C'est dommage qu'à l'époque, nous n'ayons pas vraiment eu de gros « hit » mais actuellement, nous pouvons jouer nos morceaux récents et ce n'est pas comme si tout le monde n'attendait que les vieux titres avec impatience.
T:E : Mais nous avons aussi de la chance dans le sens où nos « vieux » fans aiment aussi notre nouvelle musique. Ce n'est pas comme si nous avions pris un grand tournant vers quelque chose de radicalement différent.
Et après 33 ans de carrière, vous vous créez encore de nouveaux fans.
T:E : Oui, exactement. Et lors de chaque album, nous essayons quelque chose de nouveau même si ce n'est pas grand-chose.
R.Z. : Nous n'avons pas vraiment de grand album classique qu'il nous faudrait « recréer » une seconde fois. Pas question d'essayer de faire un Operation : Mindcrime part 2 !
Oh, ne m'en parle pas. Operation: Mindcrime est mon album préféré tous genres confondus. Mais le 2...
Johan Niemann (basse) : Le 2 est mon album préféré. (regards surpris du reste du groupe et de votre serviteur). Je plaisante !
J'allais dire, ce sont les seuls mots que tu as prononcés durant cette interview et tu ne les rates pas (rires).
T:E : Le fait est que nous n'avons pas besoin d'essayer de nous répéter. L'ambition reste de nous renouveler.
Tom, quelques dernières questions concernant tes autres projets. Es-tu toujours membre full time de Redemption ?
T:E : Ce n'est pas vraiment full-time, quand même. On sort un album tous les 3-4 ans (rires). Mais oui, en effet.
Dirais-tu que la musique progressive de Redemption te permet de revenir dans Evergrey et de te concentrer sur l'aspect plus « catchy » de votre musique ?
T:E : Je ne suis pas vraiment la force créatrice de Redemption, je me contente de chanter ce que Nick (van Dyk, guitariste et fondateur du groupe, nda) veut que je chante. Ce qui est aussi très agréable, d'une certaine manière, car dans Evergrey, je suis la force créatrice. Je n'ai pas autant de responsabilités dans Redemption, je suis juste le chanteur. Ici, je dois veiller à ce que Rikard se lève le matin, à ce que Henrik prenne ses pilules de vitamines et à ce que Johan mette bien ses lentilles et fasse ses pompes (éclat de rires général).
Nous sommes en Belgique, je voulais donc aussi te parler d'Epysode, projet opera metal dont tu as été chanteur principal le temps d'un album. C'est d'ailleurs à mes yeux une de tes meilleures performances en studio. Je sais que Samuel Arkan va enregistrer de la nouvelle musique...
T:E : Il ne m'en a pas parlé. Mais j'ai vraiment beaucoup aimé cet album. J'ai aussi rencontré Simone Mularoni (DGM) dans le cadre de Epysode, qui est devenu l'un de mes amis les plus proches... et qui joue dans Redemption aussi. La boucle est donc bouclée !
Un grand merci à Evergrey pour sa sympathie, et à Mike de Hard Life Promo pour avooir rendu cette interview possible dans le cadre de l'Alcatraz Festival.