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10 ans d’Erang : les confessions du plus grand vétéran de la dungeon synth française

mercredi 1 juin 2022
Pingouin

Death metal et science-fiction : une oreille dans les étoiles, une autre dans les enfers.

« J'ai l'impression d'être un vétéran d'une antique bataille ».  On imagine bien l’individu masqué lever les yeux vers sa fenêtre en repensant aux 10 ans qu’il a passés à faire vivre Erang, l’une des discographies les plus riches de ce genre de troglodytes qu’est la Dungeon Synth. 10 ans ça se fête, et c’était surtout l’occasion pour nous de lui poser quelques questions. Selon les termes de l’artiste, un échange par mail, histoire de préserver la part de secret qui nimbe son œuvre, et à laquelle il tient énormément.

« Mon plus grand sentiment de fierté vient du fait d’être « toujours là » comme on dit, […] je ne pense pas qu’il reste beaucoup de projets DS qui soient restés actifs réellement depuis dix ans en continu. » En tout cas on n’en connaît aucun qui se soit payé le luxe de sortir cinq EPs pour souffler sa dixième bougie. cinq fois quatre chansons où Erang revient sur des univers musicaux dans lesquels il a pris le temps de piocher de l’influence et de l’inspiration : la musique MIDI des RPGs des années 90, les débuts épars de la Dungeon Synth, la World Music et la New Age, les franges plus expérimentales et ambiantes de la DS, et enfin le black metal atmosphérique et médiéval à la Summoning ou Bathory.

Sur la longévité de son projet, Erang reste humble : « je continue ma route quoi qu’il arrive. Je travaille sur ma musique et mon petit monde comme un artisan sur son bout de bois, au quotidien, petit à petit. Et ça, ça ne changera jamais. »C’est peut-être cette abnégation qui fait qu’on cite régulièrement Erang comme l’un des fers de lance de la Dungeon Synth moderne. D’ailleurs il le sait bien, et ça le rend fier. « Régulièrement, je reçois des messages de nouveaux musiciens qui me disent être inspirés par certains de mes morceaux ou qui ont été motivés par mon petit univers à créer eux-mêmes. Ça, c'est toujours quelque chose qui me touche et me surprend à chaque fois. Que ce bout de monde musical que j'ai pu bricoler seul dans mon coin, puisse toucher quelqu'un et résonner avec lui. »

Fierté personnelle, fierté aussi peut-être, d’avoir contribué à faire vivre la Dungeon Synth hexagonale, qu’il considère parmi « les meilleures au monde, en toute objectivité ». Une scène incarnée par lui-même, mais aussi par Arathgoth, « compère de longue date »,Necrocachot, ElixiR, Dame Silú de Mordomoire, Arsule, Descort ou encore Weress et Inexistence.

Le roi du pays des Cinq Saisons

Ce qui distingue Erang de pas mal de ces projets, c’est la cohérence de son univers, celui des Cinq Saisons. Un monde imaginaire avec ses personnages, ses villes et ses provinces, ses intrigues. Le monde des Cinq Saisons, Erang a commencé à la construire à partir de son Tome II, son deuxième album sorti en 2012.

Depuis, il alimente ce petit coin d’univers qui sort de son esprit rêveur. Les Cinq Saisons c’est de l’imaginaire, mais c’est aussi un monde fortement ancré dans le réel, notre réel. « Mes morceaux peuvent parler de Dragons ("Morken The True Dragon") et de personnages fantastiques mais ils peuvent tout autant évoquer le rejet que l'on ressent lorsque, enfant, on est moqué par les autres ("They Laughed At My Smile") ou comme sur mon dernier album "Without Friends I Still Exist" le fait d'accepter une forme de solitude dans l'existence. Ou encore des souvenirs personnels d'enfant où je fais référence à mon grand-père que j’ai samplé d’ailleurs en ouverture du morceau  "Passage" »

Ce morceau, c’est le dernier de Prisonnier du Rêve. Dernier album d’Erang en date (si on exclut ses cinq EPs anniversaires), sorti en septembre 2021. On y entend la voix d’un vieil homme, avec un accent chantant.

« On est tellement peu dans la vie. Le temps, c’est des millions d’années ! Qu’est-ce qu’on est, nous ? Le passage, c’est un éclair, nous, si tu considères aux millions d’années qui passent, qui sont passées, on est un éclair ! Alors cet éclair, vis-le bien. »

La citation laisse la place à un clavier très synthwave, avec un feeling presque années 80. Dans ce morceau onirique et plein de nostalgie, Erang rend hommage à son aïeul dont on devine que c’était quelqu’un de libre par-dessus tout. « Mon grand-père paternel a eu une vie assez riche : il est né dans une famille pauvre en Italie et a émigré enfant en France suite au décès par balle de son père en pleine montée du fascisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il n'avait que dix-sept ans, il a rejoint la résistance en France principalement dans des opérations de logistique, ravitaillement et propagande car il était jeune. C'était une tête brûlée. Un jour, il y a des années, quand il était déjà vieux, j'ai voulu garder un souvenir de tout ça pour moi et la famille. J'ai donc pris une après-midi avec lui et un magnétophone et je lui ai demandé de me raconter sa vie, de son plus lointain souvenir jusqu'à ce jour. Je lui ai posé des questions et il m'a répondu sur plusieurs heures. J'ai gardé ça longtemps pour moi et, lorsqu'il est décédé (il y a de ça plusieurs années déjà), j'ai envoyé l'enregistrement à toute la famille. Et ça n'est que bien plus tard, lorsque j'ai travaillé sur ce morceau l'an dernier que j'ai imaginé retenir ces quelques phrases de lui. »

L'obsession de la création

Erang est un créateur dans l’âme. Et même dans les plus lointains souvenirs de sa plus tendre enfance, il assure avoir « toujours dessiné, écrit des poèmes, fait des peintures ou inventé des jeux de société, découpé et dessiné les cartes à jouer des personnages. Des petits films, n'importe quoi. » Une obsession grâce à laquelle il a poussé la Dungeon Synth à des extrémités que ses initiateurs auraient sans doute eu du mal à concevoir à la genèse du genre.

Illustration : Erang

Mais il est comme ça, curieux, rêveur, et passionné d’art.« Je vis pour ça. Le dessin, la musique, l’écriture, ce sont les seules choses qui donnent un sens à mon existence. Même si je ne considère absolument pas l’art au-dessus de quoi que ce soit. C’est juste que, pour moi, c’est la chose la plus importante et pour d’autres ça sera autre chose. Si j’étais fan de football ça serait pareil : l’important est de trouver quelque chose qui nous donne l’illusion de temps en temps que tout cela mérite la peine. Donc même si je ne consomme pas tout faute de temps, je me documente beaucoup sur Internet en lisant des interviews, des résumés ou des vidéos. C’est plutôt socialement que je suis dans ma bulle mais pas créativement. [...]Je ne suis aucune tendance. Si c’était le cas je ne me serai pas lancé dans la Dungeon Synth en 2012 quand ça n’intéressait personne. Non, disons que c’est justement parce que je suis né en 1982 que les films (et BO bien sûr) de John Carpenter, les adaptations TV de Stephen King, les synthés des 80’s ou encore l’esthétique VHS des cassettes vidéos font partie naturellement de mon bagage culturel. Et le fait qu’à un moment cela corresponde à une tendance c’est parce que d’autres personnes de mon âge ont le même bagage et s’expriment au même moment. » Et de citer Moebius (L’Incal), Les Mondes engloutis, Ulysse 31, Jean-Michel Jarre et Temps X en repensant à l’écriture de Prisonnier du Rêve, dont on ne s’étonnera plus alors de la couleur années 80. Sa dernière frasque en date, ces figurines d'action à son effigie pour ses 10 ans, parce que quand il était gamin il était fan des Tortues Ninja et de GI Joe. 

L’esprit d’Erang bouillonne de couleurs, d’images de planètes, d’étoiles, de personnages bigarrés et d’histoires émotives et belles. Mais il a fait le choix de séparer sa vie de son œuvre, à tel point que « très peu de gens savent dans mon entourage ce que je fais. Et pour être honnête, je regrette même un peu de l'avoir dit au peu de monde déjà au courant autour de moi. Je n'aime pas en parler, c'est quelque chose d'intime et de très personnel. En revanche, je prends énormément de plaisir à échanger en ligne avec tout le monde ! Mais pas dans mon quotidien, non. » Les échanges par écrans interposés, c’est là qu’il a trouvé son confort (comme beaucoup de ses homologues de la DS), pour faire vivre une communauté de passionné-es sans briser la magie, car c’en est, et il le sait. « Quand on voit ce qui se passe dans le chapeau ou derrière le rideau du magicien, le tour qui se déroule sous nos yeux n'a plus d'intérêt ni de saveur. L'obscurité est beaucoup plus riche et fertile pour l'imagination que la pleine lumière ! » On notera d'ailleurs qu'on a aucune idée d'où vient Erang, si ce n'est de France. Il dément formellement résider dans le Cantal, ou même plus globalement en Auvergne, comme l'indiquent certains sites de référence.

Erang a sorti en dix ans de carrière 22 albums, huit EPs et cinq clips, en plus de pas mal d’apparitions sur des compilations. On salue cette constance depuis le premier paragraphe. Une méthode de travail ? « Il n’y en a bien sûr aucune et cela change tout le temps d’un morceau à l’autre. » Un petit coup de main de temps en temps ? « Je fais tout tout seul : la musique, les visuels, mes pochettes ou les vidéos. Je trouve ça génial et inspirant les gens qui arrivent à faire des projets collaboratifs mais pour moi ça n'est pas possible.»

Heureusement il a tout le temps qu’il lui faut pour créer ses œuvres. Comme cette prestation vidéo qui ne faillit jamais à me transporter, « Dungeon Synth LIVE : « A Journey into the Land of the Five Seasons ». Produite pour l’édition 2021 du Northeast Dungeon Siege (petit festival de Dungeon Synth … sur Twitch !), Erang a travaillé dessus « pendant trois semaines non stop. J’ai bossé dessus à chaque fois que j’avais une seconde de libre pour mettre en scène et filmer les scènes de "live", les monter, les détourer au besoin, faire les animations image par image, le montage sonore et visuel, etc. Le tout avec un vieil appareil photo pour filmer et Photoshop et Adobe Premiere pour la partie logicielle. »

    Le studio artisanal d'Erang

Le studio DIY du vétéran. Photo : Erang

Tout faire soi-même, en autodidacte, et laisser parler son esprit, c’est le sel de la Dungeon Synth, où l’expression si difficile d’émotions parfois lourdes se fait dans l’univers feutré des forums de rares spécialistes. C’est aussi peut-être la source des quelques regrets du sorcier aux synthés. « Des fois j'aimerais confier la réalisation de pochettes à des illustrateurs dans le milieu du DS dont je trouve le travail formidable et qui sont mille fois plus talentueux que moi, qui suis un amateur total. Mais à chaque fois je finis par faire les pochettes moi-même car le graphisme est une partie importante de mon univers : je dessine depuis tout petit, c'est comme ça que je me suis exprimé en premier et, même si je ne sais pas très bien dessiner, c'est important là aussi que cela vienne du coeur et des tripes. »

Quant à faire un jour du live, en chair et en os, Erang balaye la question d’un revers de clavier. « Rien n'est prévu et rien ne risque de l'être. Si un jour je trouve une formule qui sert vraiment l'univers peut-être mais, franchement, je ne vois pas. Je partage tout à fait le point de vue de Summoning sur le sujet : pour que la magie de cette musique opère il faut conserver une part de mystère que le live ne permet clairement pas. » A tel point qu’Erang a refusé nous dit-il, d’ouvrir pour Mortiis sur une tournée au Royaume-Uni. « Je pense que la Terre des Cinq Saisons et le Royaume d'Erang doivent rester quelque chose dans la tête et l'imagination de ceux qui l'écoutent. »

Celles et ceux qui connaissent Erang n’oublieront pas de sitôt le roi sans couronne de la Dungeon Synth française. Les autres, qui ont encore la chance de découvrir son univers pour la première fois de leur vie, n’ont qu’à plonger dans sa discographie... et à s’armer de patience. Il dit avoir « besoin de souffler, » après la sortie de ses cinq EPs anniversaire, mais il l’assure la fête n’est pas terminée. Erang prévoit pour couronner son jubilé d’étain « des sorties physiques d’anciens albums sur différents labels et d’autres choses encore particulières que je souhaite garder secrètes pour l’instant ». Nul doute qu’on suivra avec attention l’aventure d’Erang dans les chemins sinueux des Cinq Saisons, à l’image de l’esprit libre et candide de son créateur.

Merci à Erang pour ses photos, et surtout pour ses réponses pleines de gentillesse.

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