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mardi 11 juillet 2023

Darkness Over Tbilisi : le Caucase social

Junkyard - Tbilissi

Malice

L'autre belge de la rédac'. Passé par Spirit of Metal et Shoot Me Again.

Mais comment un Occidental dans mon genre a-t-il bien pu aller se perdre au mini-festival black metal Darkness Over Tbilisi, qui se passe comme son nom l'indique... dans la capitale géorgienne Tbilissi ? Mon chauffeur de taxi, en me déposant au très bien nommé « Junkyard » où se réunit toute la jeunesse metalleuse de la ville, s'est posé la question. Mes premiers interlocuteurs, deux... Iraniens d'origine venus d'Erevan en bus (5h de route environ) spécialement pour l'occasion, se sont posés la question.

Mais moi, pour être honnête, en voyant qu'Ildaruni jouait à Tbilissi pendant mon séjour mi-pro mi-détente prolongé en Géorgie, je ne me suis pas posé de questions : l'occasion de vivre un concert de metal extrême dans un pays qui n'est réputé ni pour sa scène, ni pour la tolérance des autorités à son égard, est immanquable. Rappelons qu'en 2018, soit pas ce qu'on peut appeler « une autre époque », Rotting Christ était brièvement arrêté pour suspicions de satanisme et même de « terrorisme » à l'arrivée des frères Tolis à Tbilissi (lire ici cet article d'époque de Loudwire). En accompagnant des gamins tout de black vêtus pour aller s'acheter quelques bières en attendant l'ouverture, j'ai en effet senti quelques regards obliques de la part des locaux dans ce quartier tout sauf central de Tbilissi : clairement, la faune d'un concert de metal n'est pas une vue banale en Géorgie. Là où Tbilissi, dans ses quartiers les plus animés, fourmille de hipsters et de bars alternatifs, s'éloigner du centre rappelle qu'il y a à peine plus de 30 ans, on était ici en URSS... et que la Géorgie reste aujourd'hui un pays profondément religieux, où on ne doit probablement qu'à l'anglais moyen des résidents de ne pas s'offusquer devant un t-shirt « Rotting Christ » ou « Impaled Nazarene ».

Ce ne sera pas mon seul rappel d'une réalité bien différente de la nôtre, en France comme en Belgique. L'âge du public, d'abord : là où les concerts de metal (sauf les styles les plus modernes) par chez nous commencent tout de même à ressembler à boomer-land, je dois être, avec mes 31 piges, dix ans au-dessus de l'âge moyen. Avec presque 2 h de retard sur l'heure prévue, l'entrée dans la salle se fait, juste avant qu'un orage fort dans le thème n'éclate. J'ai l'impression fugace de retrouver « mon » Magasin 4 bruxellois : murs tagués, stickers absolument partout, et même une ambiance queer plutôt surprenante. Le Junkyard est en effet un QG de la commu' LGBT à Tbilissi, ce qui collerait mal à l'organisation d'un événement black metal dans nos pays, mais n'a pas l'air d'inquiéter qui que ce soit outre mesure ici – la seule inquiétude concerne la « Pride » géorgienne, annulée plus tôt dans la journée après des interventions de milices dont, heureusement, on ne verra pas le bout du nez ce soir.

 

Crymophtylac

Vous l'aurez compris, c'est plus une expérience sociale que je vous partage aujourd'hui qu'un pur « live report » puisque, soyons honnêtes, je n'avais entendu parler d'aucun autre groupe à l'affiche qu'Ildaruni, fer de lance du metal extrême arménien chroniqué en nos colonnes par Matthias à l'époque. Quand Crymophtylac (un groupe même pas référencé sur Metal Archives !) commence, je ne sais donc pas à quoi m'attendre. Ce sera en l'occurrence un death progressif mâtiné de black assez classique, mais de bonne facture, pas aidé par un son moyen malgré de littérales heures de soundcheck avant l'ouverture des portes. Mais ce qui me souffle, c'est la réaction du public : c'est simple, les kids deviennent zinzins dès les premières notes. Ca hurle, ça danse, ça pogote pour un rien, ça headbang de manière synchro bras-dessus bras-dessous : une naïveté et une fraîcheur qui dénotent totalement avec nos habitudes en 2023. Sommes-nous blasés, en Europe, par notre possibilité si on le souhaite d'assister à un concert de metal par jour toute l'année ? Crymopthylac ne donne pas le concert de l'année, ni même de la soirée, mais reçoit un accueil de stars.

 

Avarayr

Durant la semaine, j'ai tout de même fait mes devoirs et découvert le reste de l'affiche. Et après quelques écoutes, j'attendais le concert d'Avarayr autant que celui d'Ildaruni. C'est simple : l'album A Symphony Carved in Stone est une merveille de black pagan et atmosphérique plein de personnalité, une ode à l'histoire millénaire de l'Arménie, aux sonorités rappelant les meilleurs moments de Kawir ou Graveland. La proximité entre la Géorgie et l'Arménie fait qu'une poignée de fans a fait le déplacement depuis Erevan et est à fond dès l'introduction instrumentale dansante « Arevapar (Dance of the Flames) » et ses accents orientaux. Avarayr prend ensuite le pari de « lancer » son concert par un tout nouveau morceau, « Posterity of Light », annonciateur d'un album à venir – l'un des deux nouveaux morceaux joués ce soir. Un titre assez direct, idéal pour mettre la soirée sur de bons rails, mais c'est l'immense « Celestial Echoes in Zorats Qarer » qui me fait décoller. Ce mid-tempo solennel, dont les claviers ne passent pas trop à la trappe d'un son aléatoire, nous conte les rites de Carahunge (le « Stonehenge arménien »), via un refrain chanté ici en voix claire et puissante qui donne une toute autre ampleur au morceau.

Une reprise électrique d'un morceau folk traditionnel arménien (« Araqel Mushegh  ») introduit ensuite le « tube » du groupe, « Vahagn (Death of a God) », repris en choeur par mes nouveaux compagnons de soirée. Un titre absolument fou, qui serait un classique du style si Avarayr était né en Grèce, à n'en pas douter. Narek Avedyan, leader charismatique du groupe, remercie (en anglais, l'arménien et le géorgien n'étant absolument pas perméables) le public géorgien, aussi à fond qu'auparavant. Un très beau « To Motherland, From Foreign Shores » conclut cette véritable leçon de black épique et sublime venu d'Arménie. Bravo messieurs, et si je n'ai jamais l'occasion de vous voir en Occident, je compte bien profiter d'un futur voyage à Erevan pour vous saluer...

Askeesi

Place au régional de l'étape, pour lequel la foule géorgienne a l'air de s'être majoritairement déplacée : Askeesi, qui a sorti son deuxième album Genetic Grief en 2022. Projet de Beka Gachava, Askeesi est devenu un vrai groupe de live récemment, qui se produit très majoritairement à Tbilissi et ses environs mais semble y être devenu un petit phénomène local. Le groupe a pris l'étrange habitude d'annoncer à l'avance la setlist de ses « rituels », et on savait donc à quelle sauce on allait être mangés. En l'occurrence, pas mal de nouveaux morceaux, mâtinés de quelques « classiques » comme l'excellent final « Stolen Life (Siberia) ».

Difficile, après Avarayr, de m'emballer autant : sur album, Askeesi me paraît très bizarrement produit, avec un chant totalement différent de celui offert par la vocaliste Rhiannon en live. Mais là où Avarayr avait offert un concert « brut » (alors qu'ils ont déjà par le passé disposé d'instruments traditionnels ou de chant féminin en live), Askeesi propose un vrai décorum : encapuchonnés, sous des lumières rouges du plus bel effet, les Géorgiens paraissent bien plus rodés que les deux groupes précédents. Rhiannon a bien du mal à cacher son grand sourire derrière sa capuche mais tient remarquablement bien sa scène ; sa voix ne souffre d'aucune faiblesse, y compris sur l'étonnante reprise de Sargeist « Empire of Suffering ». Le black fort dépressif et ambiant d'Askeesi jure cependant un peu avec l'ambiance bon enfant qui règne au Junkyard, et je termine le concert à siroter un bon Saperavi local (à moins d'aller dans un bar craft, optez toujours pour le vin plutôt que la bière en Géorgie !) en grattant les oreilles d'un chien errant réfugié dans la salle. Ceux-ci pullulent dans toute la ville et sont presque plutôt des chiens « publics » (vaccinés et stérilisés) que « errants » tant leur présence est naturelle aux yeux de tous. Concernant Askeesi, si je décroche progressivement, c'est aussi épuisé par 15 jours à crapahuter dans tout le pays... et Ildaruni fera les frais de l'heure tardive dans la foulée.

Ildaruni

En effet, quand Ildaruni commence son concert, il est déjà... largement passé minuit. L'événement devait se finir aux alentours de 23 heures, et je l'ai déjà écrit : l'audience était composée en grande partie de gamins de 16 ans, qui désertent les lieux dès la fin du concert d'Askeesi. Une organisation... aléatoire, on va dire. C'est donc devant quelques braves (et la fameuse poignée d'Arméniens) que la tête d'affiche commence sur l'incantatoire mid-tempo « Perpetual Vigil » dont le passage central tiré tout droit du Rotting Christ moderne lance déjà un nouveau moshpit. Pas persuadé de cette entrée en matière quand Ildaruni a une tuerie comme « Treading the Path of Mystic Wisdom » sous la main, qui débarque ensuite pour vraiment me mettre en transe. La musique fort bien produite des Arméniens mériterait un meilleur son live que celui du Junkyard, mais la puissance des nouveaux titres, pas encore parus, « Forged with Glaive & Blood » et « The Ascending of Kosmokrator » se passe de fioritures. Détail intriguant : c'est aujourd'hui Narek, vocaliste d'Avarayr, qui s'occupe du chant en live chez Ildaruni, ce qui enlève ce mimétisme parfois troublant sur album avec Sakis Tolis (un remplacement temporaire, nous explique-t-on). Le duo épique « Arakha/Whence Ravenstone Beckons », comme sur CD, conclut un concert d'un très bon niveau que je finis moi-même sur les rotules. Des circonstances difficiles, un public épars et une heure tardive me feront surtout retenir Avarayr comme grand gagnant de la soirée – mais Ildaruni prévoit de venir en Europe de l'Ouest, et je ne peux que vous conseiller d'aller les soutenir.

Drôle de soirée vécue dans ce semi-squat alternatif de Tbilissi. Le genre de moment qui ne se refuse pas. Une porte ouverte vers un autre monde, d'autres façons de vivre le metal extrême ; une fraîcheur et une forme de naïveté que je ne retrouve plus chez nous. Merci à Anna, la « maman » du Junkyard, pour sa patience ; à Aram et Hayk, entre autres, que j'espère visiter au pays de Moïse dans le futur. Et merci à la Géorgie pour ce séjour loin d'être de tout repos, mais dont je reviens enrichi d'une expérience à part !

Photos des lieux pour les curieux :