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dimanche 19 octobre 2025

Rencontre avec Vígljós : « Nos histoires n'ont de sens que si on peut en tirer quelque chose au quotidien »

Luca Piazzalonga

Matthias

Punkach' renégat hellénophile.

Descendus de leurs alpages en 2024, les moines d'osier de Vigljós nous ont pris par surprise avec un premier album brut et furieux, et le thème plutôt inattendu de l'apiculture médiévale. Quelques tournées et une signature sur Les Acteurs de l'Ombre plus tard, le groupe suisse a remis ça avec Tome II : Ignis Sacer, consacré cette fois à l'ergot de seigle, un parasite des céréales dont l'ingestion peut provoquer délires hallucinatoires et autres joyeusetés et qui a profondément marqué la pensée et les arts au Moyen Âge. Encore une fois, un sujet de niche, sur lequel a bien voulu s'épancher Luca Piazzalonga, le chanteur de cette confrérie de moines fous.

Après un premier album à nous parler des abeilles, tu nous racontes cette fois l'histoire d'un champignon, mais pas n'importe lequel... Comment t'es-tu retrouvé aussi intéressé par claviceps purpurea et son effet sur l'esprit humain ?

Je pense que c'est à cause de la région où l'on vit : nous habitons à Bâle, et c'est là qu'a été synthétisé le LSD. Beaucoup de personnes âgées se souviennent d'une époque où ce champignon était intentionnellement cultivé sur les céréales, pour être récolté afin de créer des médicaments. Il y a une connexion entre l'ergot de seigle et cette région depuis longtemps. D'ailleurs, tu connais peut-être la ville de Colmar ? C'est là que se trouve l'autel d'Issenheim, qui est fondamentalement un temple médiéval consacré au LSD, depuis au moins le XVIe siècle. Les personnes atteintes de cette maladie appelée le feu de Saint-Antoine, ou Ignis Acer, s'y rendaient pour s'y faire soigner et prier. Donc, d'une certaine manière, tout cela est très lié à cette région depuis des centaines, voire des milliers d'années. Je ne sais pas si c'est une question de climat, mais le claviceps poussait ici comme une mauvaise herbe. Pendant longtemps, le champignon devait être éliminé avec des fongicides. D'ailleurs, c'est très étrange : les fermiers n'avaient plus ce problème depuis longtemps, mais cette année, l'ergot était de retour, dans tous les champs ! Il a fallu détruire des récoltes, et même les plantes dans les rues ont dû être éliminées.

Tu mentionnes le lien entre saint Antoine et l'ergotisme. C'est très intéressant, car il en était vraisemblablement atteint, et pour les penseurs médiévaux, cette maladie pouvait tant être une malédiction qu'une bénédiction. Vous avez quand même fouillé profondément dans la tradition chrétienne médiévale !

Je pense que nous sommes des nerds ! Tu as mentionné la maladie et la bénédiction ; on pense que certains artistes médiévaux comme Bosch ou Bruegel prenaient délibérément ce champignon pour voir ces démons, ce genre d'images hallucinées. On pense qu'il y a un lien entre cette part de l'art médiéval et la consommation de ces champignons. D'un autre côté, la maladie elle-même, le feu de Saint-Antoine, provient d'ingestions répétées, qui n'étaient probablement pas volontaires ; comme un empoisonnement lent, à force de manger des céréales contaminées jour après jour. Jusqu'à développer des gangrènes, des troubles mentaux, des spasmes. On disait que les gens étaient pris de danse, c'est pour ça que nous avons ces rythmes dansants sur l'album. C'est d'autant plus intéressant qu'historiquement, chacune de ces épidémies de danse, de ces vagues de chasses aux sorcières, tous ces épisodes de folies pourraient coïncider avec les données climatiques : ce sont des périodes durant lesquelles il y avait sans doute beaucoup d'ergot de seigle sur les récoltes.

Parlant de peintures, le dessin « Les Apiculteurs » de Pieter Bruegel a eu une grande influence sur Apidae, pour lequel il sert d'ailleurs d'illustration. Bruegel qui était d'ailleurs mon quasi-voisin, à cinq siècles d'écart. Y a-t-il des œuvres d'art spécifiques qui vous ont inspirés cette fois-ci ?

Je pense que la première a vraiment été le retable de l'autel d'Issenheim de Matthias Grünewald, à Colmar. L'éclairage est tout simplement incroyable, c'est l'une des peintures les plus folles qui a été faite, jusqu'à nos jours ! Tellement effrayante, tellement maléfique ! C'était une des références que nous avions envoyées à Adrian Smith, qui a réalisé les illustrations de cet album, et qui a travaillé pour Bolt Thrower, ainsi que pour Magic : The Gathering et pour Warhammer. Nous lui avons juste écrit un petit texte, ce que nous avions imaginé, et il en a tiré son art. Nous ne lui avons donc pas donné beaucoup de références visuelles, mais nous avons essayé de lui transmettre une histoire.

Avec tout ça, j'en oublierais vite de parler de musique. À chaque fois que j'écoute Ignis Sacer, j'y trouve une sorte de progression, quelque chose de mélodique, mais avec une sensation de vertige, de nausée... Comme quelque chose en train de pourrir lentement. Je suppose qu'on peut tracer un parallèle avec l'ergotisme.

Exactement, ce deuxième album est construit comme un cycle. Le premier l'était aussi d'ailleurs, avec ce cycle des abeilles. Je suppose que nous aimons bien ce concept. Cela facilite également l'écriture de la musique, on sait quel type d'histoire on veut raconter, on essaie de déterminer quel type de son correspond au propos, et certaines choses viennent tout naturellement.

Comparé à Apidae, Ignis Sacer est moins brut, moins direct. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est un album mélodique, mais j'ai été un peu surpris au début, ce nouvel album prend son temps avant de devenir complètement fou sur « Claviceps ».

Eh bien, je suppose que ça aurait été ennuyeux d'avoir le même genre de son, tandis que celui-ci correspondait bien à l'objectif narratif, je pense. On voulait un son un peu plus chaleureux, je ne dirais pas psychédélique, mais il y a ces petits passages mélodiques... La production reste quand même très rugueuse, ce n'est pas surproduit, on l'a enregistré de la même manière que l'album précédent : on préfère enregistrer correctement les morceaux, puis leur donner plus de mordant, plus de réverbération. C'est mieux que de les enregistrer directement au grille-pain et de ne plus savoir les retravailler après.

Parlant d'enregistrement, vous avez travaillé avec Hutch Sounds, le studio de Marc Obrist, qui est aussi un des choristes de Zeal&Ardor.

Je connais Marc depuis, je ne sais pas, quinze ou vingt ans ? J'ai travaillé avec Zeal&Ardor pendant assez longtemps, j'ai fait des voix, j'ai tourné avec eux, et quand ils en étaient au deuxième album, je crois, Marc a fondé ce studio, car ils voulaient pouvoir produire leurs morceaux eux-mêmes. Il a donc acheté cette vieille grange au milieu de la campagne et il l'a rénovée. C'est là qu'ils ont enregistré les albums de Zeal&Ardor, et puis nous y sommes également allés dès notre premier album. C'est sympa comme endroit, c'est une vieille maison à la campagne – il y vit aussi. Il est assis là comme Bouddha, écoutant votre musique, parfois il nous prépare des pâtes ou autre chose à manger, et on peut se détendre assis dans le jardin en regardant les fleurs, les oiseaux, tout ça. Il n'y a vraiment pas de meilleur endroit, pour nous. On a dû surprendre certains animaux en enregistrant, par contre, tu aurais dû voir les vaches !

Tout cela vous éloigne quand même pas mal des ruches et de l'esthétique de moines apiculteurs. Est-ce que Vigljós est en train de devenir un groupe de « rural themed medieval black metal ? »

Pfff... Au final, c'est devenu tellement ridicule, cette question des appellations dans le black metal, et même dans le metal en général. Au final, appelez-nous comme vous voulez. « Oldschool medieval beekeeping black metal », genre, WTF ? Je suppose qu'on fait juste du black metal, ouais. Appelons ça comme ça. Mais pour l'imagerie, on en a discuté : est-ce qu'on devrait changer de tenue ? Mais au final, ça marche tellement bien visuellement. Et puis... C'est difficile et contraignant pour nous de jouer sur scène avec ces robes et ces masques, mais tout ce qu'on pourrait imaginer d'autre serait pire. Visuellement, la connexion est immédiate.

Parlant de scène, j'avais été surpris d'apprendre que Vigljós se produisait en live. Je veux dire, tous les groupes de black metal ne sont pas à l'aise avec le live, et beaucoup s'encombrent de montagnes de bougies, de statues de serpents, de décorum... Vigljós a un aspect ritualiste, mais vous êtes bien plus directs, pieds nus sur scène...

Ouais, parce qu'on n'y voit rien ! Du coup, on est obligés d'être pieds nus pour sentir où la scène s'arrête. Mais je pense que dès qu'on enlève le visage… C'est quelque chose que les animaux peuvent ressentir tout comme nous, on peut se regarder dans les yeux et ressentir une sorte de connexion mentale. Si on enlève cette possibilité, alors on peut se concentrer sur tout le reste, le masque, la musique, la chorégraphie, tout le reste. Mais nous, on ne voit vraiment rien !

Au final, et je sais que je me répète, mais si je pourrais te citer une flopée de groupes de black metal avec des thèmes médiévaux, vous êtes au-delà de ces histoires de vieux châteaux et de haut faits oubliés, vous fouillez bien plus profondément dans des aspects assez pointus de la pensée médiévale. Vous avez fait de la recherche, sur ce genre de sujets ? 

Non, pas vraiment. Je veux dire, certains d'entre nous ont étudié la scandinavistique [NDLR: d'où le nom du groupe, car Vigljós signifie, en vieux norrois, « une lumière juste assez brillante pour tuer »], mais on est juste des geeks pour les manuscrits anciens, ce genre de choses. Mais ces histoires n'ont pas de sens si vous ne pouvez pas en tirer quelque chose qui s'applique à votre vie quotidienne. Pour moi, tous ces éléments fantastiques ont un lien avec le monde réel, je suppose que c'est pour cela que Star Wars ou Le Seigneur des Anneaux fonctionnent. Peu importe qu'il s'agisse d'histoires de dragons ou d'hélicoptères, si ce sont de bonnes histoires, vous pouvez les appliquer à n'importe quoi. Je pense que ça marche aussi pour nous : le fontionnement d'une ruche, les réactions de la société face aux drogues... Cette putain de folie règne toujours dans notre société, les gens répandent des rumeurs et des accusations bizarres, et toute la putain de société part en couille, tout le putain de domaine pourrit. Mais nous restons assez vagues, ce n'est pas un commentaire, si on commence à être trop explicite dans ce qu'on raconte, il n'y a plus de place pour que les gens se fassent leur propre interprétation. 

Sinon, autant juste faire du punk [il acquiesce]. Ce que tu décris là, c'est une allégorie, au sens religieux, et ce n'est pas si courant, dans le metal.

Exactement. Et heureusement que ce n'est pas si courant, sinon personne ne nous écouterait ! Je pense que l'authenticité est aussi dans le côté brut. Ce n'est pas juste une évasion, ce n'est pas du power metal fantaisiste, quelque chose de complètement lissé et facile à écouter. Notre musique est exigeante, en quelque sorte. Et pour moi, ça reste une qualité. 

Celle-là est une de mes questions classiques, pour conclure une interview : tu aurais des sorties récentes à recommander ?

Je travaille avec un groupe de black metal kényan appelé Chovu, qui vient de sortir un album intitulé Ufalme Wa Mali. Ils devaient venir jouer en Europe, mais malheureusement leur visa a été annulé. Ça a été un vrai bordel. Mais oui, allez voir ces gars, ils sont vraiment géniaux. Et puis, il y a bien sûr Overthrust, du Botswana. Ce sont de bons amis à nous, ils sont super cools. Au printemps prochain, nous allons tourner en Afrique, d'abord au Kenya, puis jusqu'en Afrique du Sud. J'ai déjà joué au Botswana avec mon autre groupe il y a quelques années, et c'était une expérience formidable. Nous pourrions jouer dans n'importe quel festival de black metal en Europe en tant que dixième groupe de la journée, mais je préfère aller là-bas, ou faire venir ici un groupe de là-bas. On peut en tirer tellement plus d'enseignements, et tellement plus d'appréciation.

Allez, pour terminer, on m'a demandé de te poser cette question : quel est ton type de miel préféré ?

De miel !? Bon sang... Je ne sais pas, mec. Ce qui est marrant avec ce groupe, c'est que plein de gens nous offrent du miel ! Ils trouvent tous que c'est une idée géniale, et on rentre de tournée avec un sac rempli de miel. On ne peut pas manger autant de miel dans toute une vie.

Certes, mais le miel ne périme jamais !

Non, mais je pourrais ouvrir un putain de magasin de miel... Mais disons que j'aime tout type de miel !

*** Merci à Luca pour son temps et sa patience, et merci à Dominik de ALL NOIR pour avoir servi d'intermédiaire ***