
The Gorge : « Si c’est barré, ça nous plaît, c’est ce qu’on veut jouer »
Phil Ring

Compte groupé de la Team Horns Up, pour les écrits en commun.
Simon : Il a fallu quinze ans d’activité et trois albums prog mathcore à The Gorge pour traverser l’Atlantique, à l’occasion d’une première tournée européenne passant par le Motocultor et les autres grands événements prog metal estivaux. Intarissable sur Meshuggah et discutant volontiers sur le final de la série Les Sopranos dont il porte le t-shirt pendant notre entretien, Phil Ring (guitare, chant) me dévoile ses influences, le coup de main de leur label Pelagic Records et les coulisses de cette tournée, à quelques heures de leur prestation à Carhaix, détaillée dans notre live-report du vendredi 15 août 2025.
Comment vas-tu, Phil ? Vous venez de St. Louis (Missouri, USA), ce qui fait un sacré bout de chemin, pour votre tournée estivale qui vient de commencer.
Tout à fait. Hier, on a joué à ArcTanGent, un festival à Bristol au Royaume-Uni. C’était la première date de notre tournée, assez courte sur seulement deux semaines, avec quelques dates dans des petites salles dans le lot, pour finir au Pelagic Fest à Maastricht aux Pays-Bas. Pour l’instant, c’est que du bonheur. On est crevés, mais c’est super.
C’est une bonne virée européenne. Comment s’est passée la traversée ? Le voyage peut être mouvementé.
Ce n’était pas du gâteau. Un vol a été annulé, deux autres déviés, on a dû passer la nuit à Boston sans que ce soit prévu, avant d’arriver à Londres puis à Bristol en voiture. Le grand classique des voyages de 36 heures avant de jouer un concert. Mais évidemment, on était tellement heureux qu’une fois arrivés, on était prêts pour le show.
Comment s’est passé le concert à ArcTanGent ?
L’accueil du public a été excellent, c’était incroyable. On ne savait pas à quoi nous attendre. On a joué à 14 h sans savoir combien de personnes allaient se pointer. Le public était génial avec des gens qui chantaient les paroles. On ne s’attendait pas à ça, mais c’était cool. C’était difficile parce qu’il fallait se motiver, avec la fatigue, le stress de faire en sorte que le matos fonctionne, et en même temps, c’était galvanisant avec l’énergie du public. C’était le premier concert du groupe en Europe. À ce niveau, c’était une grande première pour nous. On en est ressortis avec le sourire aux lèvres, car c’était une super expérience.
Super, ça met à l’aise. J’espère que ce concert en France sera au niveau.
D’après ce que j’ai vu en me baladant, ça s’annonce bien. On a hâte de jouer.
Est-ce que tu as déjà joué en France, y compris en dehors du Motocultor ?
Non, moi et un autre membre avons déjà joué en Europe avec d’autres groupes, mais pour ma part, je n’ai jamais joué en France. Donc ce sera une première pour nous ici avec The Gorge.
Super. Vous avez sorti votre dernier album Mechanical Fiction il y a deux ans. Quel retour as-tu sur cet album en concert ? Les choses sont-elles différentes par rapport aux autres ?
Nos précédents albums étaient auto-produits. C’est notre premier album avec Pelagic Records. Cela nous a permis d’atteindre un public plus large et d’avoir un retour positif précis sur notre travail, davantage disséqué. C’était sympa d’avoir un retour avec des détails auxquels je n’avais pas pensé, même sur nos propres chansons joués pendant plusieurs années. C’est une leçon d’humilité de savoir que cet album compte beaucoup pour certaines personnes, d’avoir des retours positifs. Chaque fois que j’entends ça, ça fait chaud au cœur, on ne s’en lasse pas. Ça fait très plaisir qu’une personne aime quelque chose dans lequel on a mis autant d’effort. Le retour a été très positif. Deux ans après, on est également prêts à passer au chapitre suivant.
Quelle est la prochaine étape pour vous après la tournée ?
On est encore au stade de la composition, c’est ce qui nous attend ensuite. On passe beaucoup de temps sur ces morceaux. Même avant la sortie de cet album, il y a eu un long moment de battement. La sortie du deuxième album et celle du dernier ont été très espacées. Tout était prêt jusqu’à ce que le COVID mette tout à l’arrêt. On a eu plusieurs années de retard à cause de ça. Mais on a hâte de retourner à la composition de nouveaux morceaux et de voir ce que ça donne.
Quel est votre processus créatif ? Pour le dernier album et le suivant si c’est le même. Vous avez tous un parcours académique orienté jazz. Est-ce que vous écrivez ensemble ? Est-ce que vous improvisez ? Ou est-ce que l’un de vous prend le lead sur la composition ?
Il n’y a pas tant d’improvisation. Dans notre groupe, on ne fait pas tant que ça de sessions d’impro. On se connaît depuis qu’on a 15 ans, on jouait déjà ensemble. Le lien est très fort. Le plus souvent, Joe [Bowers, guitariste du groupe, ndlr] et moi proposons des riffs, on se les échange, on se donne notre avis, on les retravaille chez soi et on décide de les garder. Dans ce sens-là, c’est un travail collectif. On propose une idée brute qu’on se refile et qu’on peaufine. On travaille des arrangements ensemble, on met en place toute une chanson ensemble. Il arrive parfois que Joe ou moi proposions une chanson entière. Tout est déjà prêt. Ensuite, Jerry [Mazzuca] à la batterie et Chris [Turnbaugh] à la basse ajoutent leurs parties respectives, car ils sont plus doués que nous pour ça. [rires] « Oh, je n’avais pas pensé à mettre un fill de batterie à cet endroit-là, super ! » On a ce point de départ, et tout s’organise à partir de là. C’est amusant, malgré nos connaissances en jazz, on fait rarement de jams dans nos répétitions. Pour la composition, on fonctionne différemment. Nous avons tous d’autres projets orientés sur le jazz pour faire de l'impro, mais ce n’est même pas conscient de compartimenter les choses en fonction du style. On veut jouer la musique qui nous plaît. On ne s’interdit rien. On est tous influencés par tout ce qu’on joue, tout ce qu’on écoute. C’est un avantage, car on écoute des choses variées, on débat beaucoup sur nos goûts musicaux, et au final on apporte des influences différentes dont le résultat nous plaît à tous. Ça a l’avantage de nous animer davantage dans notre travail. Au final, c’est un projet égoïste où on joue pour se faire plaisir, avec la musique qu’on adore et qu’on veut entendre. C’est un défi et un plaisir de réunir différents éléments. Ça nous incite à nous surpasser.
Surtout dans un style de musique qui se veut expérimental, piochant dans vos influences, à la fois dans la musique progressive, jazz, mais aussi hardcore et mathcore. Je sais que vous êtes des fans de Botch.
À 100 %.
Est-ce que c’est votre influence principale ?
Chacun de nous a sa propre influence. C’est un groupe où nos influences principales ne se ressentent pas de façon évidente dans notre musique. Mon groupe préféré est Meshuggah, c’est le cas depuis vingt ans. Pour autant, on ne joue pas comme eux. On utilise nos influences pour identifier ce qu’on ressent, dans l’espoir que notre public ressente la même chose pour nous. On réfléchit en termes de structures et d’arrangements, etc. plutôt que de jouer sur des guitares à huit cordes avec un son précis. Je sais que si je joue sur une guitare à huit cordes, je vais juste jouer des riffs de Meshuggah, c’est tout. [rires] Du coup, on cherche à trouver notre propre approche. Pour citer nos influences, on retrouve Botch, Meshuggah, The Dillinger Escape Plan, tout ce qui est lourd et barré.
On peut aussi entendre le lien avec Animals As Leaders ou Periphery, également influencés par Meshuggah et qui incorporent davantage leur aspect rythmique par rapport à vous. D'après ce que tu me dis, vous préférez vous distancer, faire la musique originale qui vous correspond sans vouloir reproduire un son.
Parfois, c’est plus facile de renoncer à vouloir sonner comme eux. Je ne les surpasserai pas. Je vais trouver ma propre voie. J’espère que ça sonnera bien, de manière originale. Comme on dit, on joue la musique qu’on aime. Avec un peu de chance, quelqu’un pourra l’apprécier. Si ce n’est pas le cas, on restera des gros nerds. [rires] Si c’est barré, ça nous plaît, c’est ce qu’on veut jouer.
J’ai vu que tu as aussi un groupe de rock orienté jeux vidéo.
Oui, Thor Axe. C’est un groupe marrant inspiré des jeux vidéo avec du rock à la sauce Thin Lizzy. On a piqué l’idée à un groupe qui s’appelle The Fucking Champs. Je dois tout aux deux guitaristes, Aaron Stovall et Ryan Wasoba qui jouent dans le groupe So Many Dynamos. Ce sont des producteurs hors pair. L’objectif de ce groupe est de se marrer à chaque fois qu’on joue.
Pour revenir à The Gorge, comme tu l’as dit, vous avez sorti votre album avec Pelagic Records. Quelle est votre relation avec le label et est-ce que tu sais déjà si vous travaillerez avec eux sur le prochain album ?
Je ne peux pas encore me prononcer pour la suite. Tout s’est bien passé. Après avoir finalisé les morceaux, on les a contactés. On se connaissait déjà après avoir tourné ensemble avec The Ocean en 2016. On leur avait demandé à l’époque de sortir notre album et ça ne s’était pas fait. Pour ce dernier album, on les a recontactés, ça leur a plu et ça a marqué le début du processus. Ils nous ont beaucoup soutenus. Si on n’avait pas sorti notre album avec Pelagic, je ne serais pas ici à te parler. Ça nous a ouvert des opportunités, ils ont cru en nous. Depuis le début, ils nous soutiennent. Je ne les remercierai jamais assez. C’est grâce à eux que nous jouons dans ces festivals. J’essaie encore de m’en remettre après avoir joué devant autant de monde il y a quelques heures. Ils sont très ouverts et aiment ce qu’on propose, c’est super.
Quelle est la chanson la plus difficile à jouer en concert ?
Même si c’est peut-être celle qu’on a le plus joué, « Beneath the Crust » a une longue partie intermédiaire où le double picking est intense. On l’a jouée des centaines de fois, et malgré la pratique, c’est celle où je sens les limites de ma technique. C’est marrant de se mettre des défis.
Et celle que tu préfères jouer ?
« Wraith », la chanson qui termine l’album, est celle que j’ai trouvé la plus sympa et la plus intéressante à jouer ces dernières années. On s’éloigne un peu de notre style. C’est un morceau plus lent, plus sludge, avec une grosse progression sur la fin. L’écriture de ce morceau était atypique pour nous, et on est contents du résultat, mais on ne savait pas comment ça allait rendre en concert. Dès les premières fois où on l’a joué, c’était monumental. Jerry tape comme un taré sur la caisse claire sur ses fills. Même avec mes boules quiès, je dois lui dire de se calmer, c’est tellement fort. Ce morceau rend super bien et termine nos concerts depuis ces deux dernières années. Tous les morceaux ont des moments que j’aime, avec des riffs que j’attends de pied ferme. Le défi est de savoir quand est-ce que je peux souffler un peu pour préparer le chant qui vient ensuite. Quand je dois faire mes acrobaties à la guitare, il faut que j’aie encore de la force pour hurler après. Ça demande de s’organiser, surtout en concert, car quand tu es en répétition, tu es à l’aise, bien confortable, détendu. C’est un peu plus compliqué sur scène.
Est-ce que vous arrangez la setlist en fonction de ça ?
Plusieurs paramètres rentrent en compte pour établir la setlist. On veut que les morceaux s’enchaînent bien musicalement, mais on a différents accordages à la guitare, donc on essaie de regrouper les morceaux avec le même réglage. C’est un peu technique, mais on baisse la corde de Mi grave d’un ton, puis d’un autre, jusqu’à atteindre un La grave (drop A), pendant que les autres cordes restent en accordage standard. Ça malmène un peu nos guitares. Si on voulait faire les choses bien, on voyagerait avec six guitares à trois accordages différents, mais ce n’est pas faisable pour différentes raisons, donc on s’arrange pour tout faire sur une guitare. Du coup, on baisse l’accordage au fil du set, ce qui coïncide bien avec le final qu’on veut. On change quelque fois certaines chansons. Aujourd’hui, on va pouvoir jouer tout l’album Mechanical Fiction, sauf une chanson, l’instrumentale homonyme. L’ordre des morceaux n’est pas le même que sur l’album, mais il convient davantage au live. Au niveau du chant, ça me permet de ne pas commencer par les passages les plus durs.
J’adore la façon dont « Wraith » termine l’album. Le début et la fin du disque sont parfaits. C’est important quand on écoute un album.
Merci du compliment ! C’est l’aspect que je préfère : l’agencement est primordial. Il ne s’agit pas d’aligner des chansons. Il faut que ça s’enchaîne bien. Qu’il s’agisse d’un album dans sa continuité ou de l’atmosphère que dégage un morceau. On réfléchit beaucoup à l’enchaînement des pistes dès leur écriture. On adapte même certains passages pour qu’ils s’intègrent mieux au morceau suivant. Ce n’est pas une simple succession de pistes. On prend en compte l’ensemble. Tout n’est pas clair dès le début, mais dès qu’on a une vue globale, on saisit l’atmosphère qui se dégage et on adapte en fonction de ça. En concert, il faut bricoler un peu plus, c’est une autre approche.
Ça permet aussi de casser la routine. Qu’est-ce qui a inspiré le concept et les paroles de Mechanical Fiction ? Si c’est toi qui les as écrites.
Oui, j’ai écrit les paroles pour cet album. Pour l’album précédent, Thousand Year Fire, l’inspiration venait de ce qui se passait autour de nous à St. Louis, des structures politiques, des événements extérieurs de l’époque. Celui-ci est plus personnel, inspiré par des tragédies qui se sont enchaînées dans ma famille et dans mon cercle d’amis. Je me demandais comment gérer ma peine, je cherchais des moyens plus sains que d’autres d’y faire face. Je ne voulais pas ignorer mes problèmes ni me mentir sur ce que je ressentais. J’ai retranscrit ça sur cet album, plus brut et émotionnel, même si c’est volontairement vague et voilé dans les paroles. J’y aborde le deuil, la santé mentale et mon rapport à tout cela sur cette période spécifique. Quand je relis les paroles, je vois que j’ai évolué positivement dans ma vie personnelle. C’était une phase difficile, que j’aborde dans les paroles de manière authentique, susceptible de parler à d’autres personnes. Dans le metal, surtout avec des voix hurlées, on ne se penche pas toujours sur les paroles. C’est compréhensible, mais je prends tout de même l’exercice au sérieux pour que ce soit sincère et pour donner une identité à l’album.
Est-ce que vous jouerez d’autres morceaux de vos précédents albums aujourd’hui ?
On va se concentrer sur Mechanical Fiction. On a réfléchi à intégrer d’autres morceaux, mais certains remontent à presque dix ans. Le dernier album est sorti il y a déjà deux ans, donc on va rester sur ce disque.
Est-ce qu’il y a un groupe que tu veux voir sur ce festival si tu as le temps ?
Carpenter Brut ! Ils jouent à 1 h 30 ou 2 h du matin, mais je serai là, quitte à faire une sieste. C’est un de mes artistes préférés. Dès que j’ai vu qu’on jouait le même jour, j'ai su que je ne pouvais pas louper ça. Je voudrais aussi voir Imperial Triumphant qui jouent avant nous. Ils sont incroyables. Rien que de regarder Kenny Grohowski jouer de la batterie, c’est surréaliste. Il est extraordinaire.
Quel serait le groupe avec qui vous rêveriez de tourner ?
Meshuggah évidemment. Je répète ad nauseam que c’est le meilleur groupe, j’embête tout le monde avec ça. Ce groupe va plus loin que la musique. On peut parler de genres, de djent, mais Meshuggah, c’est Meshuggah. C’est une entité propre. On les a vus à St. Louis en avril dernier. C’est la douzième ou treizième fois que les vois. Je ne suis pas porté sur la religion, mais je vais à leurs concerts comme si j’allais communier. Les lumières… À chaque fois, ils vont toujours plus loin, c’est incroyable. Tes cinq sens prennent une claque. Je dis même à mes amis qui n’aiment pas le metal d’aller voir Meshuggah : « Si tu aimes le spectacle, te retrouver immergé par le son, la lumière et être embarqué dans une autre dimension, va les voir. » C’est génial. Ils sont en haut de ma liste. [rires]
Bonne réponse. On espère qu’ils entendront le message. [rires]
Merci à Phil Ring pour sa disponibilité, à Angie Dufin et Élodie Briffard du Motocultor pour avoir organisé cette rencontre, ainsi qu'à Seiko Cat's pour les photos.