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Album

29 avril 2025 - Rodolphe

Superheaven

Superheaven

LabelBlue Grape Music
styleGrunge-gaze
formatAlbum
paysUSA
sortieavril 2025
La note de
Rodolphe
8.5/10


Rodolphe

La caution grunge du webzine.

Les artistes grunge de la vague post-2010 sont, pour certain·es, les premier·es à avoir profité de la visibilité qu’offrent les réseaux sociaux modernes comme TikTok : Superheaven en 2020 avec « Youngest Daughter », et Chokecherry, deux ans plus tard, via un extrait de vidéo de « Glass Jaw ». Une viralité imprévisible, mais explicable d’un point de vue musical, dans le contexte du regain de notoriété du shoegaze, matérialisé par les succès répétés de Deftones ou encore les sorties du label indépendant Run For Cover (Narrow Head ou bien Adventures – le side-project de plusieurs membres de Code Orange). L’on peut reconnaître au grunge-gaze sa qualité intemporelle, semble-t-il commune aux styles atmosphériques « qui prennent le temps ». Aussi, à l’heure où l’importance de l’écoute de soi et de son identité croît, la proximité émotionnelle rapide et insaisissable de ces morceaux touche une corde sensible, et paraît être un outil culturel de réflexion, voire d'émancipation. « Breathe until your lungs fail/You can sing 'til you go deaf ».

Sur la forme, ce 3ᵉ effort préfigure des changements symboliques : après dix ans d’attente, Superheaven publie un album condensé d’à peine plus de trente minutes, qui plus est éponyme. Un tel choix évoque davantage le punk que le shoegaze, toutes tendances confondues – citons l’interlude « Hothead » –, mais les Pennsylvaniens ne se conforment à aucune des règles. Ils livrent en effet un contenu hautement plus éthéré, planant, que celui de Jar et Ours Is Chrome. Sous l’ère Daylight, et au-delà, jusqu’en 2015, le groupe portait dans sa musique une rage assassine, s’exprimant à travers des morceaux très « chargés ». De manière caricaturale, celle-ci correspondait à un croisement ingénieux entre Nirvana et Deftones. Sans pour autant se distancer des références sus-citées, le quatuor remodèle aujourd’hui son identité sonore. Il produit des titres efficients, en ce sens qu’ils se révèlent captivants, marquants, dès les premiers instants, en jouant sur l’émotion plutôt que sur la lourdeur. À cet égard, « Numb to What Is Real » représente la quintessence de cet album. Le traitement de la voix est proprement magnifique, comme enregistrée dans un lieu lointain (clos, ouvert ?). Les guitares – simples, lunaires –, parviennent à se faire oublier, considérant que le mixage emprunte à un registre très onirique et pop.

À d’autres moments, lorsque le ton se durcit, la production se rapproche du Bush moderne à partir de The Kingdom : les mélodies perçantes, la prédominance de la basse et les petits arrangements électroniques, le suggèrent (« Humans for Toys » ou « Long Gone » et son atmosphère abyssale). Comme c’est si souvent le cas avec le grunge-gaze, l’instrumentation saturée, bouillonnante, influencée par les années 90, exprime une nostalgie certaine. En découle un son chaud, à la limite du berçant, sur des morceaux de fin d’album, à l’image de « The Curtain » à l’introduction très Superunknown-compatible, et de l’inoubliable « Conflicted Mood ». Une pièce lente, brumeuse, baignée d’un écho permanent, annihilant toute possibilité de « retour sur terre ». À deux reprises (1 minute 40, puis 2 minutes), le chant grave perd en intensité, disparaissant dans un ensemble – merveilleux – de cordes et de synthétiseurs. Quant à l'écriture des paroles, spécifiquement sur le premier couplet, elle rappelle celle d’un poème – l’économie et la précision des mots utilisés renforcent d'ailleurs cette impression : « A trophy's glare/The light's pollution/Clouds a mind/Conflicted mood ». Avec un clin d'œil évident à l’artwork nocturne et granulé de l’album, signé de l’illustrateur parisien Simon Heller.

À la suite du 10ᵉ anniversaire de Jar ayant donné lieu à une réédition de l'album et à une mini-tournée américaine il y a deux ans, le retour de Superheaven était particulièrement observé par les fans. Et cet éponyme tient ses promesses, en étant à la fois lisible et sentimental, sans abîmer l'esprit grunge des précédentes sorties. Cette réussite aboutit également à un phénomène rare, étroitement lié à sa durée et sa composition : trois écoutes de l'album – distraites ou non – peuvent se succéder sans jamais entacher sa magie, ni fatiguer l'oreille. En somme, Superheaven est une boucle infinie.

 

Tracklist :

  1. Humans for Toys
  2. Numb to What Is Real
  3. Cruel Times
  4. Sounds of Goodbyes
  5. Long Gone
  6. Hothead
  7. Conflicted Mood
  8. Stare at the Void
  9. Next Time
  10. The Curtain