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S'identifier et se projeter : la nécessité de voir des femmes jouer la musique qu'on aime

mardi 21 juin 2022
Dolorès

Non.

Au risque d'enfoncer des portes ouvertes : je vais vous parler un peu de moi, mais aussi et surtout de nous.

Je suis une femme. J'écoute de la musique identifiée comme telle ou apparentée au milieu metal depuis un peu plus de 15 ans, alors autant dire que cette musique que j'affectionne aussi fort que je la déteste parfois m'a forgée et n'a pas fini de le faire. Comme beaucoup, j'ai commencé par des groupes qui s'inscrivaient par exemple dans le neo metal, ou le metal gothique et symphonique. Il y a fort à parier que mes écoutes se sont rapidement portées vers des groupes comme Nightwish et Within Temptation, suivis d'Eths, Arch Enemy et The Agonist car ils avaient pour point commun d'être portés par des frontwomen, comme disent les anglophones.

Très vite, bien que mes écoutes ne se soient pas limitées à cela, j'ai volontairement cherché des groupes qui avaient des femmes dans leur line-up : autant dans le metal qu'ailleurs. J'ai eu un période où je cherchais principalement des groupes estampillés avant-garde metal ou hybrides et je sautais au plafond lorsque certains utilisaient le chant féminin pour porter toute une partie de leurs influences (jazz, lyrique, oriental, etc.). J'ai cité plus haut certains groupes un peu plus mainstream, dont les chanteuses sont vite devenues mes idoles car elles avaient la particularité de hurler avant d'utiliser un chant clair. J'ai ensuite passé une longue partie de mon adolescence à faire recherche sur recherche concernant les femmes dans le black metal. Darkestrah, Lucifugum, Astarte, Infernal Kingdom, Darkened Nocturn Slaughtercult, Adorior, Ludicra : ces noms ont rythmé mon lycée. Merci internet par ailleurs, car tu es un gouffre sans fond mais aussi un puits d'émerveillement.

Ce n'est que très récemment que j'ai réalisé que, même si j'écoutais par exemple Gallhammer et Sigh, je m'étais sans doute moins projetée dans ce genre de projets car il y a indéniablement un facteur de ressemblance qui joue. Vous ne savez pas forcément à quoi je ressemble et fort heureusement, mais les femmes européennes de certains projets me ressemblaient bien plus que les Japonaises que je viens de citer. De la même manière, je m'imaginais moins chanteuse de tel groupe si celle-ci était blonde alors que j'étais moi-même brune ! Cela peut sembler tout à fait superficiel mais il y a sans doute un biais cognitif à chercher dans ce type de réflexion.

Après le lycée, la fac m'a ouvert d'autres portes que je n'avais qu'entrouvert jusque-là : doom et heavy principalement. Autant dire que j'ai fait les mêmes recherches pour trouver le plus de groupes possibles portés par des femmes, tout en continuant bien sûr de faire le tri entre ce que je trouvais excellent et médiocre et sans porter aux nues, par pur principe, chaque projet ayant une pointe de féminité. A l'inverse du black metal, où le style de chant ne me convenait pas car je ne le maîtrisais absolument pas, heavy et doom me permettaient enfin de m'identifier complètement : le style de chant ainsi que les timbres et registres faisaient que je pouvais imiter la plupart des chanteuses ! J'ai toutefois gardé un attrait pour les silhouettes féminines en corpse paint qui m'inspiraient tant de fascination. Là où beaucoup de visuels black metal jouent sur une image de la femme bien particulière – celle de la vierge sacrifiée, nue ou presque, innocente et offerte – ce sont bien les figures androgynes et/ou sales des chanteuses affirmées et véhémentes qui retenaient toute mon attention. Dans le doom, les figures de prêtresses me convenaient également mais me marquaient bien moins, sans doute également car la période de recherche d'une certaine subversion m'était passée.

Si je me suis surtout intéressée aux chanteuses et aux guitaristes, ce n'est pas anodin. J'étudiais en école de musique depuis mon plus jeune âge, m'étant à la fois familiarisée avec le chant, la guitare classique et le solfège. Cela a sûrement joué dans mes recherches musicales, me donnant l'impression d'une absolue nécessité de voir que d'autres faisaient la même chose que moi mais dans la musique metal, pour que je puisse passer le cap à mon tour.

Bien évidemment, j'étais loin de délaisser ou détester les groupes qui ne comportaient que des hommes. Certains faisaient partie de mes projets favoris, que je pouvais écouter en boucle sans jamais ressentir un quelconque ennui, mais il n'y avait tout simplement pas de projection possible et une forme de distance s'était naturellement installée sans que je m'en rende compte à l'époque.

Mon témoignage est rejoint par beaucoup d'autres que j'entends autour de moi. Cela ne m'étonne pas que des potes me disent : « tiens, quand je fais écouter un groupe avec une chanteuse à ma copine, elle lève les yeux et réagit ». Évidemment, la partie vocale est plus souvent reconnaissable, alors qu'il est impossible de distinguer à l'oreille un musicien d'une musicienne... Par ailleurs, même si une oreille avisée peut parfois, dans un style crié ou growlé, distinguer un chant féminin d'un masculin, Arch Enemy avait justement joué la carte de ne pas dévoiler qui était leur nouveau membre vocaliste en 2001. Lorsqu'ils ont dévoilé l'identité d'Angela Gossow, la surprise était parfaite. Dans la continuité du témoignage cité plus haut, j'ai moi-même remarqué que les femmes autour de moi qui n'écoutent habituellement pas de metal sont plus souvent intriguées lorsque je leur dis, ou qu'elles reconnaissent, qu'une femme fait partie du line-up. Forcément, pour quelqu'un d'extérieur, le metal a encore une image très masculine et le fait de sortir du lot attire un peu plus la curiosité.

Nous ne faisons que tourner autour du sujet sans pourtant l'avoir mentionné : les femmes restent très peu nombreuses dans la musique. Une étude publiée en 2020 [1] chiffre l'absence des femmes dans la musique dite populaire : entre 2012 et 2019, le pourcentage de femmes artistes oscillait entre 16,8% et 28,1%, c'est à dire très peu ! Début 2022, une étude menée par la BBC révélait que seulement 13% des têtes d'affiches de festivals britanniques contenaient un membre féminin. On peut aisément imaginer que le fossé soit creusé encore plus profondément dans une musique comme le metal. C'est d'ailleurs ce que révélaient les chiffres qui s'attardent sur le Hellfest depuis des années. Cette année, seulement 15% de groupes à l'affiche 2022 (collectif Book More Women FR) comportent au moins une femme dans le line-up, après des années de critiques dans les médias. Si cela vous intéresse, on vous conseille d'aller jeter un œil à l'exercice qu'a proposé Volthord du webzine NIME pour proposer une affiche plus équilibrée et lancer le débat.

Bien sûr, certains styles sont beaucoup moins investis que d'autres suivant la pseudo-logique que plus la musique est violente et moins elles y seront présentes. Cela dit, l'argument le plus entendu est, évidemment, celui qui affirme qu'il existe moins de bons groupes composés par des femmes. Sans doute d'un point de vue purement statistique cela se confirme-t-il, puisqu'elles sont moins nombreuses. La véritable question à poser serait plutôt : pourquoi le sont-elles ? Moins attirées et motivées par cela, moins talentueuses, ou tout simplement figures invisibles d'une scène où elles peinent à trouver une place satisfaisante ? Faisons-nous réellement de la place à ces projets ?

Il existe, de nos jours, des tas d'initiatives qui mettent en avant les femmes des scènes metal, qu'il s'agisse de webzines et fanzines, de podcasts, de chaînes youtube et de bien des supports. Si pour ma part, c'est une très bonne chose, beaucoup trouvent ça étrange. On pourrait dire que, justement, les femmes sont des musicien(ne)s comme les autres, qui n'ont pas besoin d'être mis(e)s en avant et, à première vue, cet argument semble tout à fait recevable. La question rejoint finalement celle tant polémique de la nécessité d'instaurer des quotas lorsque certaines minorités sont peu présentes dans un contexte donné. De mon côté, je suis d'avis que, dans un monde idéal (ou se dirigeant vers cette tendance), le principe de pointer les projecteurs sur une catégorie spécifique est utile dans la mesure où cette démarche est temporaire. L'instaurer est primordial le temps de rétablir un certain équilibre, ce qui implique l'idée que la balance est déséquilibrée pour le moment. C'est une mesure transitoire, en attendant que cela devienne banal et normalisé de parler, autant et de la même manière, des musiciens et musiciennes.

Cela ne le deviendra malheureusement que si les musiciennes sont mises en avant, dans un premier temps, car on a finalement l'occasion parfaite de passer d'un cercle vicieux à un cercle vertueux ! Plus on parle des femmes et plus cela en inspire d'autres, ce qui fera indéniablement grimper leur nombre dans la scène au lieu de faire d'elles, toujours, des exceptions ou même des boucs émissaires. Nous n'avons pas besoin d'une poignée limitée de femmes vues comme extraordinaires, nous avons besoin que le nombre prime pour que s'installent de nouvelles dynamiques. Plus il y aura de femmes et plus cela semblera banal de parler de musicien(ne)s pour ce qu'ils et elles sont, d'un point de vue artistique et non du point de vue de leur genre.

Les femmes qui font du metal ne sont pas moins douées, elles sont simplement peu invitées et encouragées à s'exprimer musicalement. Voilà pourquoi il est important de mettre en avant des projets qui comportent des femmes. Toutefois, je ne parle pas d'encourager comme on le ferait en s'adressant à un enfant mais bien de tout simplement commencer à les prendre au sérieux (nous y reviendrons), et à leur faire confiance (ce qu'on devrait par ailleurs faire avec des enfants, je suppose). Tout cela dépend bien sûr des goûts de chacun(e) mais, il m'arrive parfois de faire la promotion de groupes, qui comportent une ou plusieurs femmes, que je ne trouve pourtant pas excellents. Il faut bien sûr que je trouve le concept, la composition ou quelque chose dans la démarche artistique qui soit intrigant ou bien amené, mais l'excellence est loin d'être ma première recherche. L'idée n'est absolument pas d'abaisser les critères de sélection ou de notation dans ces cas-là, mais deux arguments peuvent se compléter pour appuyer mon propos.

Dans un premier temps, si le groupe ne me plaît pas à 100%, il pourra plaire à d'autres. Sachant que chaque fois que j'écoute un groupe avec une femme dans le line-up, cela me motive davantage à créer de la musique, je sais que cela fonctionne aussi sur les autres. Mon but est simplement de partager massivement ces groupes, toujours dans une certaine mesure et en respectant un minimum de conditions concernant la qualité de leur musique, pour donner envie au plus grand nombre de créer à leur tour. C'est le cercle vertueux dont je parlais précédemment. Et c'est cette démarche qui, selon moi, devrait animer davantage de salles et de festivals dans leur programmation car ce n'est pas en campant sur ses positions que tout cela avancera.

Dans un second temps, puisque nous sommes habitué(e)s à des groupes majoritairement masculins depuis la fin du siècle dernier dans les scènes metal : peut-on imaginer, tout simplement, que les femmes puissent oser créer d'une manière différente ? Bien sûr, il ne s'agit pas de différence biologique ici. Par ailleurs, les chanteuses de metal extrême partent avec les mêmes pré-requis physiologiques, notamment dans le growl qui ne passe pas véritablement par les cordes vocales (qui sont de taille différente chez les hommes et les femmes) mais par la vibration de « fausses cordes vocales » dans le larynx [2]. Aucune raison, donc, de ne pas expérimenter dans cette voie !

En fait, tout comme dans d'autres domaines artistiques, les femmes sont marquées par leur vécu, ce qui est attendu ou non de leur genre et tout un tas de paramètres qu'on n'imagine même pas. En ce sens, on peut imaginer que la musique créée par des femmes puisse être fondamentalement différente de celle créée par des hommes, notamment dans des milieux où le socle musical est forgé dans la violence, la haine et une certaine réaction envers la société dans laquelle on vit. Cela me fait d'ailleurs beaucoup rire lorsque certains groupes de la scène black metal par exemple, portés par des femmes, se retrouvent dénigrés car ils manquent de précision dans l'exécution des instruments, dans la technique vocale ou d'originalité dans les compositions. Quand on voit que les grands pontes adulés du style sont souvent de vieux punks qui jouaient avec une prod dégueulasse, un chant tout bonnement faux et un sens musical assez bancal... J'aimerais finalement qu'on laisse les femmes faire partie de cette case de punks si elles le souhaitent, tout comme on peut croire en elles pour créer des musiques alambiquées et jouer comme des virtuoses. De la même manière, puisque le metal extrême permet de s'approcher des sentiments les plus extrêmes et de mettre en scène agressivité, colère et rage, c'est un parfait moyen de se réapproprier ces émotions qui sont habituellement plutôt mal vues lorsqu'elles sont associées à des femmes [2]. Tout est permis, ou devrait l'être.

Bien des hommes dans ce milieu ne se rendent pas compte des efforts mis en place par les femmes pour se sentir légitime dans leur propre scène [3]. Cela passe entre autres par le fait de consommer, d'acheter des objets affiliés à leur passion (t-shirts, vinyles, etc.) ou de forcer le respect en allant « dans le pit », deux démarches que les femmes mentionnent dans l'étude d'Anna Sheree Rogers (University of South Carolina – Etats-Unis) [3] comme faisant partie du processus pour être reconnue dans le milieu en tant que fan de metal, alors que les hommes n'évoquent pas du tout cette facette. D'ailleurs, selon Gabby Riches (Leeds Beckett University – Royaume-Uni) [4], les femmes ne perçoivent pas forcément le pit et ce qui s'y passe comme une pratique masculine mais comme un espace dominé par les hommes, nuance. Beaucoup de femmes ressentent le besoin de devoir faire leurs preuves dans ces fameux espaces, afin de se sentir appartenir au groupe en question.

L'image compte bien plus qu'on ne le pense, par ailleurs. La question du poids, par exemple, anime constamment les débats concernant l'image des femmes alors que pour les hommes, le point n'est presque jamais abordé. Preuve de plus que la femme ne peut visiblement exister que par son aura de désirabilité et des fantasmes qu'on y accole. On attend souvent d'une femme dans le milieu metal qu'elle colle aux stéréotypes, dont deux principaux : soit la poupée gothique, une image popularisée en partie par les scènes symphonique et gothique, soit le garçon manqué qui adopte tous les codes masculins, celle qui sort du lot, le « pote à nichons » comme on dit si bien. Dans ce dernier cas, la femme est donc l'exception qui confirme la règle et cela ne fait que renforcer un certain esprit de concurrence qui anime les publics féminins dans le metal.

Il reste important de préciser que, bien des fois, le regard le plus dur envers les femmes est celui des femmes elles-mêmes. Pour se démarquer, pour se sentir légitime, le réflexe est de dévaloriser les autres femmes de la même scène : par exemple en les disant moins intéressées par la musique que par l'image ou en mettant au centre leur rapport aux hommes. On parle ici des fameuses dénominations « groupie » et « copine de », comme évoquées dans les travaux de Sophie Turbé (Université de Lorraine – France) [5]. Je crois bien qu'aucune de nous n'a échappé à ce jugement hâtif à un moment donné – d'un côté comme de l'autre du regard ! – qu'il s'agisse d'un instant en festival ou sur des forums par exemple. Nous avons besoin que ces réflexions évoquées précédemment soient comprises des hommes de la scène, mais nous avons également et surtout besoin de changer, nous, en premier lieu et de sortir de nos réflexes défensifs pour nous soutenir mutuellement.

Il serait temps d'oser. Oser jouer ce qui vous passe par la tête même si c'est différent, « pas assez bien », oser donner dans le « pas joli » puisque le metal permet de sortir des circuits habituels, oser en faire des caisses dans le visuel ou la communication malgré ce qui pourra en être dit tout autant qu'on peut oser créer de manière anonyme ou discrète, oser parler publiquement ou en privé de ces projets sans vous attarder sur le physique d'une silhouette féminine, oser programmer des groupes qui ne font « pas aussi bien que des groupes d'hommes » car c'est en les encourageant qu'elles auront la foi de devenir puissantes et talentueuses et car c'est en encensant des groupes un peu différents que la scène pourra se diversifier au lieu de tourner en boucle pour les années à venir. On gagne forcément à proposer de la diversité, sous toutes ses formes, car c'est ainsi que vient la richesse artistique. Faire de la musique avec peu n'a jamais été aussi simple, ce serait quand même sacrément con de s'arrêter aux frontières que le monde accole à notre genre.

 

[1] Dr. Stacy L. Smith, Dr. Katherine Pieper, Hannah Clark, Ariana Case & Marc Choueiti, Inclusion in the Recording Studio? Gender and Race/Ethnicity of Artists, Songwriters & Producers across 800 Popular Songs from 2012-2019, janvier 2020
[2] Florian Heesch, « “La Voix de l'anarchie” : la question du genre liée aux chants agressifs du metal. L'exemple d'Angela Gossow (Arch Enemy) », Criminocorpus, 2018/11
[3] Anna Sheree Rogers, Women in Hypermasculine Environments: An Analysis of Gender Dynamics in the Heavy Metal Subculture, 2015
[4] Gabby Riches, « Re-conceptualizing women's marginalization in heavy metal. A feminist post-structuralist perspective », Metal Music Studies, 2015/1, n°2
[5] Sophie Turbé, « Puissance, force et musique metal. Quand les filles s’approprient les codes de la masculinité », Ethnologie française, 2016/1 (volume 46)

Pour aller plus loin :

Rosemary Lucy HillGender, Metal and the Media: Women Fans and the Gendered Experience of Music, 2016
Sur instagram : @bookmorewomenfr