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Sous quelles conditions un concert peut-il être interdit ?

vendredi 19 février 2016
Michael

Avocat le jour, rédacteur sur Horns Up la nuit et photographe à mes heures perdues.

Au lendemain de la décision du Conseil d’Etat relative à Dieudonné et des différentes décisions de tribunaux administratifs venant confirmer les interdictions de tenue de ses spectacles, nombreux sont les profanes en droit qui se sont inquiétés sur les réseaux sociaux et autres sites d’informations des dérives d’une telle jurisprudence ; le juge administratif semblant se placer en gardien de la morale et en censeur de spectacles. Nombreux sont ceux qui se sont alors imaginés qu’une municipalité ou un préfet viendrait interdire concerts sur concerts avec l’assentiment du juge en raison de la personnalité d’un membre d’un groupe ou de paroles de certaines chansons, ou tout simplement en raison de l’opposition de l’électorat ou de l’opinion locale.

Mais qu’en est-il réellement ?

A l’heure où, chaque année, le Hellfest mais également des organisations locales font l’objet de remarques plus ou moins insistantes quant à la programmation de groupes qui devraient selon leurs détracteurs être interdits, une question se pose : dans quelles conditions les pouvoirs publics peuvent-ils interdire la venue d’un groupe ou la tenue d’un concert ?

Loin d’apporter une réponse exhaustive à la question, qui demanderait non seulement beaucoup de temps mais également de rentrer dans une cuisine juridique imbuvable pour les non-initiés, sans compter sur l’approche au cas par cas qu’une telle matière requiert, je vous propose de retrouver ci-dessous quelques éléments vulgarisés – et donc partiels, je vois venir les petits malins juristes qui mettraient le doigt sur quelques raccourcis – pour comprendre les données du problème dans les grandes lignes et ce de manière la plus objective possible.

Etant précisé que je ne reviendrai ici que sur l’hypothèse d’une mesure d’interdiction, et non sur les éventuels retraits de subventions ou de mise à disposition de terrains ou de locaux par une commune.

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En France, les dépositaires des pouvoirs de police administrative générale au niveau local sont le maire et, le cas échéant, le préfet de département dans les zones de police d’Etat ou lorsqu’il met en œuvre son pouvoir de substitution du maire qui se serait, lui, abstenu d’agir.

Aux termes de l’article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales, la police municipale « a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques », et ne peut se matérialiser que par des mesures nécessaires, adaptées et proportionnées, sauf à méconnaître des libertés fondamentales (liberté de réunion, liberté d’expression, liberté de manifestation, etc.).

Le recours à une mesure de police administrative est donc limité tant dans son but (la préservation de l’ordre public et de ses composantes : sûreté, sécurité, salubrité) que dans ses moyens (mesure nécessaire, adaptée et proportionnée, ce qui prohibe les interdictions non justifiées et générales et absolues).

A l’origine, l’ordre public était vu comme « l’ordre matériel et extérieur. (…) La police (…) n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel. (…) En d’autres termes, elle ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées »[i].

Dans cette logique, le Conseil d’Etat a jugé dans une décision de principe qu’un maire ne pouvait interdire une réunion publique où était invité un écrivain d’extrême droite (René Benjamin) dès lors que, dans les circonstances de l’espèce, d’une part, il n’existait pas des risques graves de troubles à l’ordre public et, d’autre part, il était possible de prévenir ces troubles par des mesures de police moins attentatoires à la liberté de réunion, c’est à dire par la présence des forces de l’ordre[ii].

Toutefois, à ce triptyque sûreté/sécurité/salubrité, la jurisprudence administrative a ajouté au fil des années, et ce de manière prétorienne, une quatrième hypothèse tenant au respect de la moralité publique et son corollaire la dignité de la personne humaine. La reconnaissance par le Conseil d’Etat de cet « ordre public moral », nécessairement fluctuant, a quelque peu desserré l’étau de la jurisprudence Benjamin.

Certes, la prise en compte de la moralité n’est pas étrangère à la jurisprudence du Conseil d’Etat depuis l’origine[iii]. Mais la notion de moralité a pris une importance certaine par la suite, qui a trouvé son aboutissement dans la « fameuse » décision Commune de Morsang Sur Orge, relative à un spectacle de « lancer de nains » dans une discothèque, où le Conseil d’Etat a considéré qu’un arrêté municipal prohibant ce spectacle était légal au visa de l’atteinte à la moralité publique et, surtout, du respect de la dignité de la personne humaine[iv].

Malgré de nombreuses critiques relatives à la moralisation de l’ordre public et, partant, du contrôle plus subjectif exercé par l’administration, le respect de la dignité de la personne humaine a connu de nombreuses concrétisations jurisprudentielles par la suite, y compris en dehors des mesures de police. Pour souligner le propos, on peut citer la décision par laquelle le Conseil d’Etat a jugé que des propos racistes et antisémites proférés par des auditeurs lors d’une émission dite d’antenne libre à la radio étaient de nature à justifier une sanction à l’encontre de la radio[v].

Tel est l’état du droit, à peu de choses près.

Mais en présence de décisions de justice circonstanciées desquelles il est difficile de dégager des règles générales, on peut se demander comment cette exigence de respect de la dignité de la personne humaine et de la moralité publique peut se manifester, lorsque sont en cause des spectacles vivants au cours desquels peuvent être prononcées des paroles, effectués des gestes ou mis en place un décor considérés par certains comme attentatoires à la dignité de la personne humaine ou, d’une manière générale, à l’ordre public.

La seule chose certaine est que si la dimension matérielle et la dimension morale de l’ordre public n’ont pas à être cumulées pour interdire un spectacle, elles vont souvent de pair, comme plusieurs affaires récentes le démontrent.

Prenons deux exemples particulièrement topiques : le spectacle « Le Mur » de Dieudonné qui a défrayé la chronique en 2013, ainsi que l’interdiction du groupe Death In June par le préfet du Rhône cette même année.

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1. Inutile de vous rappeler les faits en cause dans « l’affaire Dieudonné », sans doute déjà bien connus. Précisons simplement que l’humoriste devait, lors d’une tournée, se produire en spectacle, lors duquel il tenait des propos qualifiés d’antisémites.

Le Conseil d’Etat a alors considéré, non seulement au visa de la dignité de la personne humaine mais également du souci de cohésion nationale et du souci de prévenir la commission d’infractions pénales, que le tribunal administratif de Nantes n’a pas commis d’erreur de droit ni d’appréciation en interdisant le spectacle à Saint-Herblain dès lors, d’une part, « que ce spectacle, tel qu’il est conçu, contient des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale », d’autre part, que « M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf condamnations pénales, dont sept sont définitives, pour des propos de même nature » et, enfin, « que les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l’ordre public qu’il serait très difficile aux forces de police de maîtriser »[vi].

L’atteinte à l’ordre public est ici principalement caractérisée par une dimension morale eu égard au contenu du spectacle, appréciée à la lumière de la personnalité de son auteur et notamment de son passé devant les juridictions pénales, et du climat général dans lequel il s’inscrit.

La circulaire du 6 janvier 2014 du ministre de l’intérieur ne dit pas autre chose : l’interdiction d’un spectacle est légale si trois conditions sont remplies : (i) l’interdiction s’inscrit dans la suite de spectacles ayant donné lieu à des infractions pénales ; (ii) ces infractions ne sont pas des “dérapages” isolés, mais sont délibérées ; (iii) les propos sont susceptibles de porter atteinte au respect dû à la dignité de la personne humaine[vii].

L’atteinte à l’ordre public est également caractérisée ici dans sa dimension matérielle, compte tenu des heurts à prévoir entre partisans et opposants à la venue de Dieudonné.

C’est ainsi que, le Conseil d’Etat, après avoir constaté un an plus tard que le nouveau spectacle de Dieudonné ne comportait aucun propos antisémite ayant donné lieu à des condamnations pénales, mais également que le contexte était différent, a confirmé l’annulation de l’arrêté d’interdiction pris par le maire de Cournon d’Auvergne[viii], autorisant ainsi le spectacle.

Un constat évident peut ainsi être fait : la seule personnalité de Dieudonné ne justifie pas à elle-seule une interdiction. Pour que le critère de nécessité de la décision de police administrative soit rempli, il doit être certain que des propos ou des gestes attentatoires à la dignité de la personne humaine seront présents dans le spectacle.

2. Venons-en maintenant à l’exemple de la tournée du groupe britannique Death In June en 2013.

Pour ceux qui n’ont jamais entendu parler du groupe mené par Douglas Pearce, celui-ci mêle à une musique qualifiée de « Dark Folk » une esthétique symbolique résolument orientée vers le nazisme. Pour preuves : le nom du groupe est une allusion à la nuit des long couteaux de 1934, le logo du groupe est une totenkopf (tête de mort, ancien logo des SS) et ces derniers ont notamment repris un hymne nazi sur un album, le Horst Wessel Lied, sans compter divers titres abordant le nazisme ou ses protagonistes.

Lors de cette tournée, le préfet du Rhône avait interdit le spectacle qui devait se tenir au Ninkasi Kao (Lyon) en se fondant sur :

  • « le caractère provocateur de ce groupe qui véhicule délibérément des symboles nazis, des noms, des gestes, des images et des chansons qui se rapportent au nazisme et tendent à en faire l’éloge » ;
  • « les troubles à l’ordre public attendus en réaction à ce spectacle, concrétisés par la vive opposition de nombreuses associations impliquées dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et perpétuant la mémoire des victimes du nazisme » ;
  • outre l’aspect matériel, le trouble à l’ordre public est caractérisé par le « choc intellectuel et moral très fort pour une partie de la population, dès lors que les survivants d’un drame historique et tous ceux qui ont souffert dans leur chair du fait des personnages évoqués par le groupe dont il s’agit, se sentent légitimement et directement agressés » ;
  • la circonstance que « que la ville de Lyon, de par son histoire au cours de la seconde guerre mondiale, a été un haut lieu de la résistance mais aussi des barbaries nazies ; que cette même ville a été le lieu du procès de Klauss Barbie auquel une chanson de ce groupe fait référence et qu’une action de maintien de la mémoire y est perpétuellement suivie par les survivants de la déportation », le préfet y ajoutant une référence au Fort Montluc.

Là encore, le Préfet avait pris le soin de caractériser, d’une part, l’atteinte à l’ordre public matériel (risque de dérapages et de heurts) et, d’autre part, l’atteinte à l’ordre public moral en raison des paroles, des gestes et des symboles véhiculés par le groupe qui tendent à faire l’éloge du nazisme, qui plus est à la lumière de circonstances locales.

L’on peut cependant constater que le groupe a rejoué en France pour trois dates – certes plus confidentielles – en 2015 sans qu’une interdiction ne soit prononcée. Démontrant certainement qu’en l’absence de tout risque de débordements, les préfets sont moins enclins à interdire un groupe qui pourrait être considéré comme portant une atteinte à l’ « ordre public moral », en dépit de l’absence de caractère cumulatif de ces deux dimensions.

3. Quelle conclusion tirer de ces deux exemples?

Outre l’hypothèse selon laquelle la seule présence du groupe conduirait à créer un trouble matériel à l’ordre public en raison de manifestations d’oppositions importantes à la venue d’un groupe, un maire ou un préfet ne peut interdire un spectacle que lorsque la preuve est apportée de ce que des mots ou des gestes, pénalement répréhensibles et attentatoires au respect de la dignité humaine, y seront prononcés ou effectués. La seule personnalité d’un groupe ou de l’un de ses membres ne saurait suffire (l’exemple Dieudonné illustre parfaitement cela).

Ces éléments sont appréciés à la lumière du contexte national et local dans lequel le spectacle s’inscrit. Le Conseil d’Etat a pu, par exemple, interdire pendant la guerre d’Algérie certaines réunions eu égard aux circonstances particulières de temps et de lieu. Il pourrait sans doute à nouveau le faire dans la période de vives tensions communautaires que nous vivons actuellement.

Ce n’est qu’une fois ces conditions remplies que la décision d’interdiction est légale, eu égard à son but, à savoir la préservation de l’ordre public, et à ses conditions d’intervention, c’est-à-dire sa nécessité, sa proportionnalité et son caractère adapté.

Et une telle caractérisation n’est assurément pas aisée.

Dans un cas où un groupe utiliserait des gestes ou des paroles provocantes sans faire en réalité l’éloge d’une quelconque idéologie et ce de manière évidente, une interdiction ne paraît pas pouvoir être justifiée, en dépit du caractère choquant pour certaines personnes appréhendant de tels éléments au premier degré[ix]. L’on imagine en effet mal une autorité publique interdire un concert de Slayer pour les paroles d’Angel Of Death ou de Jihad, ou un concert de Slipknot à l’époque d’Iowa lorsque ces derniers portaient des combinaisons ornées d'un brassard rouge. Les motivations de ces groupes étant aux antipodes d'une quelconque éloge d'une idéologie nauséabonde.

Il en va de même dans le cas d’un dérapage isolé, comme celui de Phil Anselmo, qui défraye actuellement la chronique. Pour interdire sa présence, il faudrait être capable de démontrer que ce dernier prononcera avec certitude des mots racistes sur scène et/ou effectuera des gestes non équivoques. Ce dernier s’étant excusé à maintes reprises pour un geste ponctuel et n’ayant aucune plainte ou condamnation pour de tels faits – à ma connaissance –, l’on voit mal comment une interdiction de sa venue pourrait être considérée comme justifiée, étant précisé, au surplus, qu’aucun trouble matériel à l’ordre public n’est susceptible de naître en raison de sa venue, lui qui vient régulièrement au Hellfest depuis des années sans le moindre heurt ou la moindre contestation.

A l’inverse, et cette précision est d’importance, un groupe ou un artiste qui véhiculerait un message faisant clairement l’éloge du racisme ou d’un crime contre l’humanité, de tels propos étant d’ailleurs susceptibles d’être pénalement condamnés[x], pourrait tout à fait – à juste titre – faire l’objet d’une mesure d’interdiction. Soit parce que la présence de ce groupe pourrait faire réagir une communauté et créer de nombreux heurts violents qui ne pourraient être évités par une simple présence policière, soit parce qu’il est certain que des chansons ou autres gestes racistes seront effectués lors de ce concert, soit les deux. Sans compter les éventuelles poursuites pénales a posteriori.

La frontière est toutefois difficile à tracer entre la simple provocation et l’éloge, d’autant plus lorsque des artistes utilisent le second degré, et surtout dans un milieu comme celui du metal. Les opinions divergentes sur le cas Death In June en témoignent.

Voilà donc, quelques brefs éléments qui, bien que ne donnant qu’une vision partielle de la problématique, vous donnent quelques clés de lecture.

 


 

[i] M. Hauriou, Précis de droit administratif, 1927.

[ii] CE, Sect., 19 mai 1933, Benjamin, Rec. p. 541.

[iii] Ainsi, dès la première moitié du vingtième siècle, la jurisprudence a entendu prendre en compte des éléments de moralité justifiant des mesures de police, au cas par cas. Ont ainsi pu être considérés légaux les arrêtés prononçant la fermeture de lieux de prostitution (CE, 17 décembre 1909, Chambre syndicale de la corporation des marchands de vins et liquoristes de Paris, Rec. p. 990) ou bien encore un arrêté règlementant la tenue des baigneurs sur les plages (CE, Sect., 30 mai 1930, Beaugé, Rec. p. 582).

[iv] CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-Sur-Orge, Rec. p. 372 ; La sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement ou de dégradation est d’ailleurs un principe à valeur constitutionnelle (Cons. Const, décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994), également consacré au niveau international par les stipulations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (communément appelée « CEDH »).

[v] CE, 9 octobre 1996, Association Ici et Maintenant, req. n°173073 ; v. égal. CE, 30 août 2006, Association Free Dom, req. n°276.866.

[vi] CE, ord., 9 janvier 2014, Dieudonné, req. n°374.508.

[vii] Circulaire du 6 janvier 2014, NOR:INTK1400238C.

[viii] CE, ord., 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne, req. n°387.726.

[ix] On peut d’ailleurs penser à l’affaire de l’exposition Exhibit-B : CE, ord., 11 décembre 2014, Centre Dumas-Pouchkine des Diasporas et Cultures Africaines, req. n°386.328.

[x] On pense notamment à la loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe dite « Loi Gayssot ».